mercredi 22 février 2012

Définir un rapport correct entre la production des moyens de production et des biens de consommation

Depuis 1950 (au moins) les pilotes de la construction d’une économie socialiste se demandent quel doit être le rôle de la loi de la valeur. D’une manière générale, on a sous-estimé son rôle. Mais il y a à mon avis un point où l’on ne doit pas respecter cette loi : la force de travail ne saurait rester une marchandise dont la valeur est déterminée par le travail nécessaire à la reproduire.
Le fonds de consommation : la force de travail cesse, en société socialiste, d’être une marchandise.
Marx décrit comment « l'homme aux écus » eût l'heureuse chance de découvrir sur le marché une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d'être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer, serait créer de la valeur. La marchandise douée de cette vertu spécifique s'appelle puissance de travail ou force de travail. Cette marchandise, de même que toute autre, possède une valeur. Comment la détermine-t-on ? Par le temps de travail nécessaire à sa production.
En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail social réalisé en elle. Pour son entretien ou pour sa conservation, il a besoin d'une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance. La somme des moyens de subsistance comprend aussi les moyens de subsistance des enfants des travailleurs, pour que cette singulière race d'échangistes se perpétue sur le marché. D'autre part, il faut une certaine éducation qui coûte elle-même une somme plus ou moins grande d'équivalents en marchandises».
Sous le socialisme, le prix de la force de travail reste encore déterminé par l’offre et la demande. Nous verrons comment en URSS, lors des premiers Plans Quinquennaux (PQ), le fonds des salaires a systématiquement dépassé les prévisions à cause de la pénurie de main d’œuvre dans l’industrie. Mais ce prix doit systématiquement s’éloigner de sa valeur et s’aligner sur ce que la société a déterminé comme fonds de consommation. Pour le Manuel d’Economie Politique (MEP) le salaire n’est même plus le prix de la force de travail, : « la force de travail ayant cessé, en société socialiste, d’être une marchandise. Il traduit non un rapport entre exploiteur et exploité, mais un rapport entre la société dans son ensemble, représentée par l’État socialiste, et le travailleur travaillant pour soi, pour sa société.  En régime capitaliste, le salaire est le prix de la force de travail ; en régime socialiste, le salariat est aboli et la loi de la valeur de la force de travail cesse entièrement de jouer comme régulateur du salaire. La loi économique fondamentale du socialisme fait une nécessité de satisfaire au maximum les besoins matériels et culturels sans cesse croissants de toute la société. Une fois le salaire affranchi des entraves capitalistes, ‘il devient possible de lui donner l’extension de la consommation permise d’un côté par la force productive de la société… et exigée d’un autre côté par le plein développement de l’individualité’ (K. Marx, le Capital, livre 3, chap. 50) ».
Dans sa  ‘CRITIQUE DU PROGRAMME DE GOTHA’, Marx définit cette ‘extension de la consommation permise’, autrement dit à la fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité ainsi: « De la totalité du produit social il faut défalquer :
Premièrement : un fonds destiné au remplacement des moyens de production usagés;
Deuxièmement : une fraction supplémentaire pour accroître la production;
Troisièmement : un fond de réserve ou d'assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc.
Reste l'autre partie du produit total, destinée à la consommation. Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher :
Premièrement les frais généraux d'administration qui sont indépendants de la production. Comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, cette fraction se trouve d'emblée réduite au maximum et elle décroît à mesure que se développe la société nouvelle.
Deuxièmement : ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté : écoles, installations sanitaires, etc. Cette fraction gagne d'emblée en importance, comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, et cette importance s'accroît à mesure que se développe la société nouvelle.
Troisièmement : le fonds nécessaire à l'entretien de ceux qui sont incapables de travailler, etc., bref ce qui relève de ce qu’on nomme aujourd'hui l'assistance publique officielle.
C’est alors seulement que nous arrivons à la fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité ».
Une partie de ce fonds de consommation – le fonds des salaires – est répartie sous forme d’argent. C’est la somme des ressources monétaires, arrêtée en vertu d’un plan, que l’État consacre à rétribuer le travail accompli au cours d’une certaine période dans l’ensemble de l’économie nationale ».

Dans un état socialiste, ce le fonds des salaires peut s’élever continuellement :  « L’État socialiste, qui tient en main tous les leviers du bien-être matériel des travailleurs, applique une politique d’élévation constante du salaire réel. Dès 1930, le salaire réel des ouvriers atteignait 167 % du niveau de 1913. Le salaire réel des ouvriers et employés soviétiques a, de 1940 à 1954, augmenté de 74 % ; et si l’on tient compte de l’augmentation des dépenses de l’État pour les besoins culturels et sociaux de la population, le salaire réel des ouvriers et des employés a plus que doublé. Le salaire réel des ouvriers de l’U.R.S.S. avait, en 1954, à peu près sextuplé par rapport à ce qu’il était avant la Révolution ».
Définir un rapport correct entre la production des moyens de production et des biens de consommation 
Mais pour que cela soit possible matériellement, il faut définir un rapport correct entre la production des moyens de production et celle des biens de consommation : « Le plan établit les proportions indispensables entre la production des moyens de production et celle des biens de consommation. Une condition essentielle de la reproduction socialiste est l’établissement d’un juste rapport entre les sections I et II de la production sociale, le rôle déterminant dans toute l’économie appartenant à la section I, qui fournit les moyens de production. La loi du développement prioritaire de la production des moyens de production acquiert en régime socialiste une importance plus grande encore qu’en régime capitaliste. Le développement prioritaire de la production des moyens de production (et avant tout de l’industrie lourde) est la condition nécessaire de l’emploi généralisé des moyens techniques les plus modernes dans tous les domaines de la production socialiste et d’une élévation constante de la productivité du travail. L’essor ininterrompu et rapide de l’industrie lourde est la condition nécessaire du développement régulier de l’agriculture et des industries légère et alimentaire, qui produisent des articles de consommation courante. D’autre part, en régime socialiste, la production des biens de consommation augmente sans cesse, en chiffres absolus, ce qui se traduit par un accroissement de la  production dans l’agriculture, ainsi que dans les industries légère et alimentaire, par l’extension donnée à la construction d’habitations dans les villes et à la campagne, par le développement de la circulation des marchandises. La part des moyens de production dans l’ensemble de la production industrielle de l’U.R.S.S. était de 34 % en1924-1925, de 58 % en 1937, d’environ 70 % en 1954.  De 1925 à 1954, la production industrielle des objets de consommation courante a été multipliée en U.R.S.S. environ par 14. De 1926 à 1954, la circulation des marchandises (à parité de prix) a été multipliée par plus de 9.
Lénine a signalé que la formule de Marx concernant la relation existant entre les sections  I et II de la production sociale (Iv +p et IIc) reste valable pour le socialisme et le communisme, bien que les rapports sociaux et économiques que recouvre cette formule se soient radicalement modifiés. Le développement harmonieux et sans crises de la production socialiste ne se  heurte pas aux difficultés de réalisation inhérentes au capitalisme, puisque le pouvoir d’achat toujours plus élevé de la population entraîne une demande sans cesse accrue des articles industriels et des denrées agricoles
».
C’est ce que dit aussi Bettelheim : « Le salaire, en URSS, n’est pas seulement la rémunération d’un travail, il est aussi à la  base de l’élargissement du marché intérieur. C’est ainsi que les crises de surproduction sont impossibles dans l’économie planifiée soviétique. Extrait du 1PQ : ‘La question du salaire prend une place centrale dans le plan quinquennal. Pour l’Etat soviétique, la question du salaire constitue, au fond, la catégorie de base du plan économique. C’est le niveau de la production des objets de consommation, le nombre et la qualité des services payants offerts à la population qui permettent d’établir quel doit être le volume du fonds général des salaires’ (La planification soviétique Ch. Bettelheim, 3° éd., 1945 p.214- 216)."
Mais ce rapport correct entre la production des moyens de production et celle des biens de consommation n’est pas simple à établir.
Dans son  BILAN DU PREMIER PLAN QUINQUENNAL du 7 JANVIER 1933  Staline énumère "les principales conquêtes quant à l'amélioration des conditions matérielles des ouvriers et des paysans
a) l'augmentation au double du nombre des ouvriers et des employés de la grande industrie par rapport à 1928, ce qui excède de 57% le plan quinquennal ;
b) l'augmentation du revenu national, donc augmentation des revenus des ouvriers et des paysans, atteignant en 1932, 45,1 milliards de roubles, soit une augmentation de 85% contre 1928 ;
c) l'augmentation de 67% du salaire annuel moyen des ouvriers et des employés de la grande industrie par rapport à 1928, ce qui excède de 18% le plan quinquennal ;
d) l'augmentation du fonds d'assurances sociales de 292% par rapport à 1928 (4.120 millions de roubles en 1932 contre 1.050 millions en 1928), ce qui excède de 111% le plan quinquennal".

Il ne dit pas que derrière ces beaux résultats se cache un fameux dérapage du fonds des salaires. « En URSS c’est le plus souvent sous forme de dépassement du plan du fonds de salaires que se présente la non-réalisation du plan des salaires. Il en résulte une demande d’objets de consommation supérieure à celle prévue par le plan. Ce dépassement entraine également la hausse des prix de revient. Au cours du 1PQ, le salaire annuel moyen devait passer de 770 à 994 roubles, le salaire effectivement atteint a été de 1427 roubles, le plan a été dépassé de 44% (Staline cite 18% - note HH). Le nombre de salariés s’est également accru plus que prévu : on est passé de 12,4 à 22,9 millions, au lieu de 15,8 millions (+45% - Staline cite 57%). Le plan des salaires prévoyait, pour la fin du 1PQ, un fonds de salaires de 15,7 milliards ; le fonds effectif a été de 32,7 milliards (+108%). Pour l’industrie contrôlée par le Conseil supérieur de l’économie, la production est montée à 23,8 milliards, contre 30,5 prévus par le plan, alors que les sommes dépensées en salaires industriels ont été supérieures de 104% aux sommes prévues. L’indice du prix de revient industriels progresse de 119% au lieu d’une réduction prévue par le plan de 33%. Au cours du 1PQ le fonds des salaires de l’économie nationale s’est accru de 240%, alors que les quantités de produits finis industriels et agricoles mis à disposition des consommateurs n’ont augmenté que de 16%  (Les problèmes théoriques et pratiques de la planification soviétique Ch. Bettelheim, PUF, 1946 P83-84)."
A première vu on pourrait se dire que le problème n’était pas grave. Tout compte fait, l’objectif du système est quand même d’améliorer la situation de la classe ouvrière. A la même époque le monde capitaliste connaissait la crise de surproduction la plus grave de son histoire. Ce problème ne se posait pas du tout en Union Soviétique.
Mais Bettelheim démontre comment, avec une production industrielle inférieure de 22% aux prévisions du 1PQ, et la somme des salaires industriels supérieures de 104% à la somme prévu, la circulation fiduciaire passe de 1,8 à 6,5 milliards de roubles (+216%), alors que le plan ne prévoyait qu’une circulation de 3,2 milliards de roubles. Il y avait donc un profond déséquilibre entre l’offre et la demande de produits finis. Ce déséquilibre a entrainé une hausse des prix de vente et l’introduction du rationnement, qu’on n’a pu abandonner en 1936 seulement, à la suite d’un réajustement des prix. Et suite à ce dépassement salarial, les prix de revient industriels aussi ont progressé de 119%, au lieu d’une réduction prévue par le plan de 33%.
Bien sûr, ce problème n’était pas insurmontable. Même si le problème était assez complexe. Dans un DISCOURS ‘NOUVELLE SITUATION, NOUVELLES TACHES DE L'EDIFICATION ECONOMIQUE’ PRONONCÉ A une CONFÉRENCE DES DIRIGEANTS DE L'INDUSTRIE en 1931 Staline avance quelques pistes pour résoudre le problème de la productivité, càd les ciseaux entre production et salaires. « La fluctuation de la main-d’œuvre est devenue un fléau qui désorganise nos entreprises. Vous trouverez peu d'entreprises dont l'effectif des ouvriers ne change pas, au cours d'un semestre ou même d'un trimestre, dans la proportion d'au moins 30 à 40%.La cause est le nivellement «gauchiste» dans le domaine des salaires. La différence disparaît presque entre le travail qualifié et le travail non qualifié, entre le travail pénible et le travail facile. Le nivellement a pour résultat que l'ouvrier non qualifié n'a pas intérêt à passer dans la catégorie des ouvriers qualifiés. Il faut donner aux ouvriers non spécialisés la perspective d'un avancement.
Aucune classe dominante n'a pu se passer de ses propres intellectuels. La classe ouvrière de 'U.R.S.S., elle non plus, ne peut se passer de ses propres intellectuels techniciens de la production. Le pouvoir des Soviets a ouvert aux hommes de la classe ouvrière les portes des écoles supérieures. Des dizaines de milliers de jeunes ouvriers et paysans étudient maintenant dans les écoles supérieures. Nos établissements scolaires nous donneront bientôt des milliers de nouveaux techniciens et ingénieurs, de nouveaux chefs de notre industrie. Les intellectuels techniciens de la production seront aussi recrutés parmi les ouvriers qualifiés »
.
Staline raconte rarement des balivernes. Dans les années qui suivent le nombre des élèves dans les écoles de tous degrés augmente de 14.358.000 en 1929 à 26.419.000, en 1933 ; pour l'instruction secondaire, de 2.453.000 à 6.674.000  et pour l'instruction supérieure de 207.000 à 491.000.
Mais supprimer le nivellement gauchiste n’est pas gratuit, ni envoyer des ouvriers à l’école.
Et la croissance même de l’économie pousse à une augmentation des salaires, pour attirer des ouvriers dans l’industrie : « Autrefois les ouvriers allaient ordinairement d'eux-­mêmes dans les usines, dû au chômage, à la différenciation dans les campagnes, à la misère qui chassait les gens de la campagne vers la ville. Mais aujourd’hui on ne peut plus compter sur l'afflux spontané de la main-d’œuvre. Il faut passer à la politique de recrutement organisé des ouvriers pour l'industrie. Mais pour ce faire il n'existe qu'une seule voie, celle des contrats des organisations économiques avec les kolkhoz et les kolkhoziens.
Dans le domaine de la construction d'habitations et du ravitaillement des ouvriers, il a été fait beaucoup en ces dernières années. Mais ce qui a été fait est absolument insuffisant pour couvrir les besoins rapidement accrus des ouvriers. On ne peut invoquer qu'autrefois les habitations étaient moins nombreuses qu'aujourd'hui.  On ne peut non plus invoquer qu'autrefois le ravitaillement des ouvriers était autrement défectueux. Il faut prendre comme point de départ les besoins croissants des ouvriers dans le présent»
.
On ne saurait nier que Staline arrive à définir le maillon essentiel qui permet d’avancer dans la solution de cette équation complexe. Le 2PQ arrive à rectifier le tir de manière significative. Lors du 2PQ le plan du fonds de salaires enregistre encore un dépassement de 61%, et le salaire moyen dépasse encore avec 176% le plan. Mais en 1937 le nombre de salariés – 27,3 millions – est inférieur aux  28,9  millions prévus, et le plan de production a été mieux réalisé parce que la productivité a crue de 78,2% par an, une croissance supérieure aux 62,8% prévu dans le plan. Lors du 1PQ l’augmentation de la productivité -22,6% - avait été très inférieure aux prévisions qui tablaient sur un doublement (Les problèmes théoriques et pratiques de la planification soviétique Ch. Bettelheim, PUF, 1946  p.110 et La planification soviétique Ch. Bettelheim, 3° éd., 1945 p. 305).
Peinture officielle idéalisant l'exploit de Stakhanov
Cette croissance de la productivité est incontestablement due aux efforts consentis pour une meilleure maitrise de la technique, par un programme de scolarisation, une lutte contre un nivellement gauchiste des salaires et le lancement d’un grand mouvement de masse Stakhanoviste qui était essentiellement une émulation au niveau de la maitrise des techniques de production.
Mais malgré tout l’équilibre restait précaire. Le fonds des salaires dépasse non seulement les prévisions du plan, mais surtout les biens de consommation disponibles. Et cela est dû à la lenteur des progrès de la production agricole.  Dans son  RAPPORT PRESENTE AU XVIIe CONGRES DU PARTI COMMUNISTE en 1934, Staline reconnait que si le VOLUME DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE a doublé de 1929 à 1933, et quadruplé par rapport à 1913, la PRODUCTION GLOBALE DES CEREALES a augmenté seulement de 801 à 898 millions de quintaux, le bétail à cornes a diminué de 59 millions de têtes à 39, le nombre de moutons et chèvres de 115 à 51 millions et le nombre de porcs de 20 à 12 millions. « Au cours de la période écoulée l'essor des principales branches de l'agriculture a été beaucoup plus lent que dans l'industrie. Pour ce qui est de l'élevage, nous avons même observé une diminution du cheptel ; ce n'est qu'en 1933, et seulement dans l'élevage du porc, qu'apparaissent des indices de progrès. Il est évident que les difficultés extrêmes pour grouper en kolkhoz les petites exploitations paysannes dispersées et la période de réorganisation de l'économie paysanne individuelle et de son passage dans la voie kolkhozienne, devaient nécessairement déterminer, dans l'agriculture, un rythme de progression plus lent, de même qu'une période relativement longue de dépression quant au développement du cheptel ».
Le problème ne se résout néanmoins pas à la période de transition vers une agriculture collectivisée. Le problème est plus global. Il s’agit de définir un rapport correct entre la production des moyens de production et biens de consommation. Cela n’est pas facile. Un premier problème est le rapport entre classe ouvrière et paysannerie. Comment financer l’accumulation socialiste primitive en respectant l’alliance de la classe ouvrière et des paysans ? Le 'vieux bolchévique' Préobrajenski , pourtant le père de la théorie d' accumulation primitive socialiste dans plusieurs ouvrages (Papier-monnaie à l'époque de la dictature du Prolétariat (1920), De la NEP au socialisme (1922), La Nouvelle Économie politique (1925)) veut ponctionner massivement la paysannerie pour alimenter le développement d'un secteur industriel : « l'accumulation primitive socialiste supposait l'accumulation dans les mains de l'Etat de ressources matérielles en provenance de sources se trouvant en dehors des composantes de l'économie étatique. Cette accumulation doit jouer un rôle particulièrement important dans un pays agricole arriéré, hâtant d'une façon très significative l'arrivée du moment où la reconstruction technique et scientifique de l'économie étatique commence et quand cette économie atteint enfin une supériorité purement économique sur le capitalisme. » (E. Preobrazhensky, The New Economics, Clarendon Press, 1965, p. 84. Traduit de l'anglais).
Louis Ségal, auteur d’un très bon Principes d’économie politique édité en 1936, porte le jugement suivant sur ces thèses de Préobrajenski :  « Préobrajenski prétend que pour comprendre le mouvement de l’économie soviétique, il faut faire abstraction de la politique économique du pouvoir soviétique et trouver la loi « objective » qui s’exerce en dehors de la dictature du prolétariat. Cette loi, c’est, pour Préobrajenski, celle de « l’accumulation socialiste primitive » en vertu de laquelle le socialisme se crée lorsque l’économie de l’État socialiste « dévore » automatiquement la petite production. Cette « théorie » nie la possibilité de l’alliance de la classe ouvrière et des paysans moyens ainsi que la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays. D’après cette « théorie » le prolétariat n’est pas capable de conduire la masse des paysans et de diriger le développement de l’économie marchande simple dans la voie du socialisme ».
Un deuxième problème est la relation existant entre les sections  I et II de la production sociale. Dans son analyse de la reproduction Marx avait défini des schémas définissant les relations entre les sections  I et II de la production sociale (Iv +p et IIc). Il faudrait peut être expliquer ce schéma ici. En attendant vous pouvez consulter par exemple le Chapitre 6 (point 2. La reproduction élargie) et le Chapitre 9 : La reproduction et la circulation du capital social dans son ensemble dans les Principes d’économie politique de Ségal.
Quel taux d’accumulation ?
the first years Joris Ivens
Un des problèmes est les objets de consommation individuelle des travailleurs dans la section I (moyens de production). Avec une part des moyens de production de 34 % en 1924-1925, de 58 % en 1937, d’environ 70 % en 1954, comme cité en début de ce texte, cela n’est pas évident.  Bien sûr, « le développement de la production socialiste ne se  heurte pas aux difficultés de réalisation inhérentes au capitalisme, puisque le pouvoir d’achat toujours plus élevé de la population entraîne une demande sans cesse accrue des articles industriels et des denrées agricoles ». Il se heurte à une contradiction qui n’est certes pas antagoniste, comme sous le capitalisme, mais qui est bien réelle : le fonds des salaires dépasse la disponibilité des objets de consommation individuelle.
Théoriquement, lors de l’accumulation primitive, un pays socialiste peut appliquer n’importe quel taux d’accumulation sans connaitre une surproduction. Le seul critère est de maintenir l’adhésion du peuple (l’alliance paysans-ouvriers fait partie de ce débat). Si le peuple est d’accord de se serrer la ceinture le temps nécessaire pour construire l’industrie de base, on peut viser des taux d’accumulation très élevés. Xue Muqiao y apporte quand même un bémol : « Le taux d’accumulation n’est pas une donnée invariable, il peut s’accroitre si en même temps s’accroit le revenu national moyen par habitant. Il nous faut autant que possible nous préoccuper d’abord de la vie du peuple et non pas nous hâter de relever le taux d’accumulation sans nous soucier du niveau de la vie. Dans la situation présente (la Chine de 1982 ndlr) le mieux est encore de maintenir le taux d’accumulation aux environs de 25% et, au plus, de ne pas lui faire dépasser les 30%. Actuellement, le taux d’investissement dans les pays capitalistes développés tourne en général aux alentours de 20%, seuls quelques pays dépassent certaines années 30%. Un pays socialiste ne connait pas le gaspillage de la bourgeoisie ; si actuellement notre revenu national par habitant atteignait ce niveau élevé, on pourrait relever le taux d’accumulation aux environs de 30%, mais nous en sommes encore loin » (Xue Muqiao, Problèmes économiques du socialisme en Chine , economica 1982).
Muqiao dit ici que le taux d’accumulation peut s’accroitre si en même temps s’accroit le revenu national. Mais il va plus loin : « en dépassant ce seuil de 25%, non seulement on ne peut plus garantir un développement rapide de la production industrielle et agricole, mais on risque aussi de la voir stagner ou régresser ». Il cite l’exemple du 2PQ chinois: « si on avait continué à l’appliquer tel qu’il avait été défini par le VIII° Congrès, on aurait pu éviter les grandes vagues qui ont secoué la production industrielle et agricole. La progression moyenne de la production industrielle aurait pu s’approcher des 18% du 1PQ et la progression de l’agriculture aurait même pu légèrement dépasser les 4,5% du 1PQ. Mais de 1958 à 1965 la production industrielle ne s’est accrue que de 3,8% par an les cinq premières années, et sur huit ans la progression n’a atteint que 8% environ. Dans l’agriculture, la production a baissé les cinq premières années et elle n’a progressé que de 1,5% par an sur les huit années. Comme la population s’accroissait, le niveau de vie n’a pas pu s’améliorer et dans une certaine mesure cela a porté un coup à l’ardeur socialiste des travailleurs » (id. p.212-214).
Xue Muqiao pose le problème sur une base presque philosophique : dans quelle mesure peut-on maintenir l’ardeur socialiste des travailleurs sans dans une certaine mesure offrir une preuve matérielle de la supériorité du socialisme ? Muqiao ne pose pas le problème en termes de cadence (dans ce cas on peut évidemment discuter sur des raisons extérieures et autres qui poussent à aller vite). Selon lui, des taux d’accumulation qui empêchent aux travailleurs de goûter aux bienfaits du socialisme sont contreproductifs.
Cela n’a pas été le cas en URSS, où l’on a pu maintenir des taux de croissance dans la production industrielle tout en maintenant l’enthousiasme de sa classe ouvrière malgré des restrictions sévères dans l’approvisionnement de tous les jours. Mais nous avons vu comment ce taux d’accumulation trop élevé a freiné la croissance d’un fonds de consommation (le fonds de salaires), et a été à la base d’une inflation qui à son tour crée des problèmes en cascade, dont une épargne forcée et son pendant, le rationnement, qu’on n’a pu abandonner en 1936. Et on a vu dans un blog précédent que la ponction sur les ressources de l’agriculture collective n’a pas facilité l’adhésion des kolkhoziens au travail collectif.
Dans un prochain blog je veux analyser l’impact de la loi de la valeur  au sein de l’économie socialiste même. Je prétends que cette loi est encore très présente, contrairement à ce qu’a prétendu Staline un peu avant sa mort.


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