samedi 2 novembre 2013

Charlemagne inconcevable sans Mahomet ?

En septembre 2013 on a lancé la Via Charlemagne, de Barcelone à Hambourg, pour fêter les 1.200 ans de la disparition du célèbre empereur. Tout ça à l’appel du Mouvement Européen France-Marne avec le soutien du Mouvement Européen International, du Mouvement Européen Allemand, du Mouvement Européen du Luxembourg, du Groupement Européen Ardennes Eifel, de l’Association Route Européenne des Légendes, de Kréascientia, le Comité de jumelage Reims -Aachen –excusez du peu.  Cette Route sera reconnue prochainement comme Itinéraire Culturel Européen par le Conseil de l’Europe. "Cette route retracera les itinéraires historiques et les pérégrinations de ce personnage symbole de la construction européenne", explique Frédéric Daerden.
Ces itinéraires ont été tracés dans le sang. Pour beaucoup d’allemands, Charlemagne est LE TUEUR DE SAXONS ( Sachsentoter).  Cet anniversaire relancera sans doute aussi un débat lancé il y a presqu’un siècle par Henri Pirenne, un de nos historiens les plus célèbres. Charlemagne s’est tourné contre les saxons parce que les Maures étaient une noix trop dure à casser…

Charlemagne inconcevable sans Mahomet ?

En 1922, Pirenne écrit un article, « Mahomet et Charlemagne » où il dit : « Sans l'Islam, l'Empire franc n'aurait sans doute jamais existé, et Charlemagne sans Mahomet serait inconcevable ». Dès lors, il va enchaîner articles et conférences et écrira peu avant sa mort en 1935 son ouvrage de synthèse portant le titre de son premier article, Mahomet et Charlemagne.
Ce débat continue aujourd’hui. En 2008-2009 l’UGent crée un site sur Mahomet et Charlemagne (à côté d’une séance académique, un colloque et une expo), dans le cadre de l’année Pirenne.
Et en 2007 mon ami Lucas Catherine publiait ‘La guerre millénaire contre l’Islam. Pour lui, ‘Mahomet et Charlemagne’ de Pirenne est le livre de référence pour les rapports entre l’occident chrétien et les musulmans autour de la Méditerranée. Il parle du ‘miroir de Pirenne’, dans lequel la civilisation occidentale reflète et veut confirmer son identité. Selon Catherine, la thèse de  Pirenne est le début de l’islamophobie occidentale.
Ces thèses de Pirenne sont effectivement instrumentalisées par l’extrême droite, lancé en 1939 avec une traduction non autorisée en allemand, et repris aujourd’hui sans gène par l’extrême droite flamande qui dénonce ‘l’impact catastrophique de l’ Islam’. D’ailleurs, il n’y a pas que l’extrême droite nationaliste flamande qui le revendique.
Constituée de Français volontairement engagés, la 33e division de grenadiers SS prend le nom de Division Charlemagne. Elle est une des 38 divisions de la Waffen-SS. En 2011 Marine Le Pen est photographiée en compagnie de Franz Schönhuber, ex-Waffen SS  de la division «Charlemagne ».
En 2013 une centaine de militants d'extrême droite se rassemblent au pied de la statue équestre de Charlemagne pour rendre hommage à Dominique Venner, qui s'était suicidé dans la cathédrale de Notre-Dame de Paris
Le médiéviste Patrick J Geary démontre que l'Histoire est instrumentalisée par des dirigeants nationalistes qui en appellent au haut Moyen Age pour asseoir leurs revendications ; il cite notamment le discours évoquant le "peuple de France né avec le baptême de Clovis en 496" de Jean Marie Le Pen. Geary démontre que cette histoire n'existe que depuis le XIXe siècle. Cette origine médiévale est devenue l'instrument des nationalismes européens. Nous approfondirons cela dans un autre blog.

Pirenne et la régression carolingienne

Si ‘Mahomet et Charlemagne’ de Pirenne est effectivement instrumentalisé par l’extrême droite, ça ne signifie pas du tout que c’est une thèse d’extrême droite. Au contraire, c’est une thèse très intéressante qui relativise fortement cette ‘civilisation carolingienne’ et tout ce qui s’y rattache. Pirenne parle de la régression carolingienne, cette « civilisation anticommerciale ». «L’histoire est forcée de reconnaître que, si brillant qu’il apparaisse par ailleurs, le siècle de Charlemagne, à le considérer du point de vue économique, est un siècle de régression. Ce qui est vrai de la culture littéraire, de l’état religieux, des mœurs, des institutions et de la politique ne l’est pas de la circulation et du commerce.» [1].
Si Henri Pirenne est surtout connu pour son Histoire de Belgique en sept volumes parus entre 1900 et 1932, je n’hésiterais pas à définir son ‘Mahomet et Charlemagne’ comme son magnum opus. Pendant treize années il a publié ses «Vorarbeiten », études préparatoires, dans le recueil ‘Histoire économique de l'Occident médiéval’. La rédaction du livre fut achevée le 4 mai 1935. Six mois plus tard, l'existence terrestre du grand historien prenait fin. A vrai dire, ce qu'il avait achevé n'était qu'une rédaction provisoire, un premier jet sous une forme simplifiée qu’il nommait « le monstre ». Son « monstre » reçut le titre de son article de 1922 : Mahomet et Charlemagne. Pour la digithèque de l’ULB, «il n'est guère d'œuvre historique qui ait, au cours des trente dernières années, été aussi féconde que Mahomet et Charlemagne et les mémoires qui l'ont préparé et étayé ».
Voici la thèse de départ si féconde de Pirenne en 1923: “entre la période mérovingienne, antérieure à l’irruption de l’Islam, et la période carolingienne, qui débute au moment même de cette irruption, on constate des différences que l’on ne puisse expliquer que par cet événement.” (Pirenne, Un contrasteéconomique. Mérovingiens et Carolingiens)
Selon lui, la conquête musulmane rompt l'unité méditerranéenne, sépare l'Orient de l'Occident, qui est alors obligé de vivre en vase clos. Le pouvoir politique remonte vers le nord de l'Europe occidentale, l'État franc va se développer.
Selon Pirenne, les invasions germaniques n'ont pas altéré en profondeur la civilisation romaine à son déclin, en Europe occidentale. Le grand bouleversement a été opéré au VIIe siècle, quand les Musulmans acquièrent la maîtrise dans l'ouest de la Méditerranée. Le centre de gravité se déplace vers le nord, vers les pays germaniques. La base économique en est la terre et singulièrement le domaine se suffisant à lui-même. La grande figure de ce monde nouveau, Charlemagne, est inconcevable sans Mahomet.
Cette thèse de Pirenne a inspiré pas mal d’historiens pendant un siècle.

Georges Duby : une profonde dépression agricole.

A partir des années 1960 Georges Duby développe, en s’inspirant de Pirenne, la thèse que la période carolingienne aurait été caractérisée par une profonde dépression agricole. Un des caractères essentiels du monde carolingien aurait été le taux de rentabilité extrêmement faible du système de production domanial[2]. Dévorée par les prélèvements destinés à maintenir tant bien que mal le capital humain, à reconstituer le capital d’exploitation et à assurer la consommation de l’armée, de la cour royale et des seigneurs, la production agricole ne laisse guère de marge pour approvisionner le marché. L’autoconsommation était la règle et consumait toute opportunité de développement non-agricole.
Le tableau de Duby est sinistre : « En dépit d'une énorme dépense de main-d'œuvre et de l'extension démesurée de l'aire des villages, il faut s'imaginer ces ruraux tenaillés par la faim. Leur seule préoccupation était sans doute de subsister, de tenir pendant le printemps et le début de l'été, au moment des travaux les plus durs. Lorsque le peu qui restait des réserves alimentaires après les réquisitions des chefs commençait à s'épuiser, s'ouvrait alors chaque année le temps des grandes privations et des nourritures de hasard, où l'on trompait sa faim en dévorant les herbes du jardin, les baies de la forêt, où les paysans quêtaient un peu de pain à la porte des riches. Toute l'économie de ce temps paraît bien dominée par la menace permanente de la disette » (Cit. in Raymond Delatouche, Regards surl'agriculture aux temps carolingiens, Journal des savants, 1977, Volume 2,Numéro 2, pp. 73-100).
« Le colon de Charlemagne tire lui-même sa charrue en bois, gratte le sol de son bâton à fouir; nulle fumure ; pas d'assolement ; une sorte de culture itinérante ; un incroyable gâchis de main-d'œuvre ». Pour la médiéviste Renée Doehaerd, il y a une évidence : la faim, la pénurie.
illustration De Villis
Nous en avons une idée à partir de l'inventaire d’Annapes, un fisc royal, qui figure dans le capitulaire deVillis. Les récoltes de l'année précédente rapportées aux semences prélevées pour l'année en cours donnent les rapports suivants : 1, 8/1 pour l'épeautre ; 1,65 pour le froment ; 1 pour le seigle ; 1,65 pour l'orge. Suivent 430 muids d'avoine, 1 muid de fèves, 12 muids de pois sans indication de semence. L'inventaire du matériel comprend, en fait d'outils en fer, 2 faux, 2 faucilles, 2 pelles ferrées.
Au XXI siècle, en 2006, Jean-Pierre Devroey écrit : « pendant un long siècle de guerres d’agression quasi permanentes (710-820), l’ost franc est certainement la source la plus importante des dépenses couvertes par les prélèvements sur la production agricole, dans le cadre de l’économie de transferts contrôlée par l’aristocratie. Les profits de la guerre (butin, tribut) sont redistribués par le roi entre le Trésor, l’Église, les Grands et sa propre suite. Une fraction était absorbée par les échelons inférieurs de la pyramide aristocratique dans le cadre des transferts réglés par la relation réciproque entre dons et services personnels. Les dépenses de la guerre quant à elles pesaient en dernière analyse presque exclusivement sur la paysannerie, soit directement sur les paysans propriétaires affligés par la charge du service militaire personnel ou des taxes de remplacement et des amendes, soit indirectement sur les autres paysans dans le cadre de la médiation et de la domination seigneuriale. Il serait naïf de penser que l’augmentation de la demande interne représentée par la guerre et les autres formes de dépenses aristocratiques à l’époque carolingienne a pu constituer un stimulant direct de la production agricole » (Économie et société rurales du Haut Moyen Âgeoccidental : lecture dynamique des sources, compréhension dynamique de la société).

Le siècle de Charlemagne : des bandes qui étendent leurs déprédations en auréole, semant la ruine et le dépérissement

Pirenne oppose la brillance d’une culture, mœurs, institutions et politique du siècle de Charlemagne à une économie en régression. Georges Duby est beaucoup plus sec dans son livre « Guerriers et paysans » qui est pour moi la référence pour cette période. Duby parle de bandes qui étendent leurs déprédations en auréole, semant la ruine et le dépérissement, une force d’agression dans  la province la plus sauvage du royaume Franc :
Voici le paragraphe complet : « En Austrasie, dans la province la plus sauvage du royaume Franc, autour d’une grande famille, celles des ancêtres de Charlemagne, et des hommes qui s’étaient attachés à elle par les liens de l’amitié vassalique, une force d’agression s’affermit progressivement pendant le premier tiers du VIII° siècle ; elle se lança avec succès contre les autres clans aristocratiques, puis contre les autres ethnies. Les bandes ainsi formées étendirent leurs déprédations en auréole, de tous côtés, dans les profondeurs de la Germanie en réponse aux incursions averses, en expéditions punitives de plus en plus lointaines, vers la Neustrie, la Bourgogne, vers les contrées les plus romanisées du sud de la Gaule, à la recherche des richesses à prendre, puis vers l’Italie lombarde ».
Voilà donc la base de cette civilisation ‘brillante’ : rapines et vendettas.
Saint Bertin
Cette civilisation est encore basée sur l’esclavage, à condition qu’il ne s’agisse pas de chrétiens. G. Duby montre comment la subsistance d’un seul des soixante moines de l’abbaye de Saint Bertin reposait sur les prestations d’une soixantaine de foyers dépendants, qui utilisaient des esclaves. Le Polyptique de  Saint-Bertin (850-870) nous donne un aperçu de quelques uns de ces foyers, avec le nombre d’esclaves : à Quelmes, les moines possèdent 1 église dotée de 12 bonniers, 6 esclaves et 4 luminaires qui paient chacun un denier de cire.  A Moringhem, le maire Thegen possède 5 bonniers de taillis, 5 bonniers de prés, 200 bonniers de terre arable et 12 esclaves. Wenemar possède 24 esclaves. Osorad 24 ;. Bavo 16 ; Vendelard 14 ; Menghefrid 4; Baudouin 9 esclaves. A Acquin, l'abbaye possède une église à laquelle 7 "luminaires" paient chacun 2 deniers de cire. Irhemard, le maire, possède 23 esclaves ; Stillefrid 8; Bavo 14. A Coyecques, l'abbaye possède une église avec 18 bonniers et 2 esclaves.
Mais en même temps Georges Duby décrit comment une chose peut se convertir en son contraire : la désagrégation d’une politique basée sur la conquête pousse à une lente mutation de l’esclavage.«Restreignant la valeur du butin que tous les ans, à la fin de l’été, les armées apportaient à la cour, il tarissait peu à peu la source principale des libéralités royales. Or de celles-ci dépendait en fait toute la puissance qui permettait au roi de tenir l’aristocratie. Alors commence la désagrégation de l’édifice politique construit par la conquête ; sur ses ruines allait se poursuivre dans les cadres tout nouveaux le développement économique.
Au VII° siècle les grands propriétaires découvrent qu’il était profitable de marier certains de leurs esclaves, de les caser dans un manse, de les charger d’en cultiver les terres attenantes et de nourrir ainsi leur famille. Le procédé déchargeait le maitre, réduisant les frais d’entretien de la domesticité ; il stimulait l’ardeur au travail de l’équipe servile et en accroissait la productivité ; il assurait ainsi son renouvellement, puisqu’il confiait aux couples d’esclaves le soin d’élever eux-mêmes leurs enfants jusqu’à ce qu’ils fussent en âge de travailler. Ce dernier avantage devint sans doute, peu à peu, le plus évident. Se met alors en branle une lente mutation de l’esclavage qui le rapproche peu à peu de la condition des tenanciers libres. C’est l’un des évènements majeurs de l’histoire du travail, et fut certainement un facteur décisif du développement économique » (Georges Duby, Guerriers et paysans, Gallimard 1980 p. 50).
Voilà donc comment dans ce système barbare et cruel naissent les germes du système féodal, où les serfs casés dans une manse ont une certaine forme d’autonomie toute relative mais infiniment plus productive qu’un système basé sur l’esclavage. Duby montre de manière très dialectique comment le progrès peut naitre de la dévastation : «ces attaques pendant de longues décennies signifièrent d’abord la ruine et le dépérissement. Mais finalement, sur ces dévastations s’édifia le nouvel Empire, un immense état qui fut pendant un demi-siècle solidement tenu en main » (Duby  p. 90).

Roncevaux : une défaite

Ce  nouvel Empire a tenu seulement un demi-siècle! C’est presqu’un hasard de l’histoire. Si au niveau politique et militaire la dynastie carolorégienne constitue un progrès, cet Empire n’est pas qualitativement supérieur à ses adversaires. D’abord on retrouve les rapports vassaliques aussi dans l’Empire Maure en Espagne et même chez les danois : le dirigeant saxon Widukind est le beau fils du roi danois.
La force militaire carolingienne, basée sur l’ost et sur une complicité dans la rapine, se décompose là où il n’y a pas grand-chose à ramasser ou, pire encore, là où pleuvent les coups comme ça a été le cas avec les musulmans espagnols.
Charlemagne avait traversé les Pyrénées à l’appel du Wali (gouverneur) de Barcelone,  menacé par l'émir de Cordoue. Le Wali lui avait offert la soumission de Saragosse en échange d'une aide militaire. Mais Saragosse refusa de lui ouvrir ses portes, déclarant qu'elle n'avait jamais fait allégeance à Charlemagne. Charlemagne avait dû retourner dans son royaume les mains vides. Pour se mettre quelque chose sous la dent, sur le chemin du retour, il mit à sac la ville basque de Pampelune. En représailles, il fut ensuite attaqué par les Basques à Roncevaux, le 15 aout 778. Cela est le noyau factuel (ou le fond de vérité) de la Chanson de Roland. Contrairement à la chanson, il n'y avait aucun sarrasin à Roncevaux ! Et contrairement à la chanson aussi, ce raid au-delà des Pyrénées était une défaite.
L’hymne national d’Andorre prétend que 
« Le Grand Charlemagne, mon père, 
Nous délivra des arabes,
 
Je reste la seule fille
 
de l'empire de Charlemagne ».
Cet hymne politiquement peu correct est donc aussi à côté de la plaque. Charlemagne a eu quelques « marches » au-delà des Pyrenées dont la dépendance était très nominale.
Mais Charlemagne a un handicap supplémentaire en s’attaquant aux Maures : non seulement des villes comme Saragosse dépassent les moyens de siège des armées carolingiennes; les terres (re)conquises sur les arabes sont réclamées par l’Eglise. Ce ne sont pas des terres vierges !
Charlemagne et ses guerriers se tournent donc plus volontiers vers le nord. Avec les barbares on peut tout se permettre : ce n’est nin des djins, comme on disait à l’époque des flamins. Ce n’étaient pas des humains et contre eux tout était permis. La Saxe a été présentée comme un pays barbare, càd qui n’appartient à personne et qui n’a aucune structure politique ou culturelle. En fait, il y avait une structure politique : comme les Frisons ( premières victimes de pépin de Herstal), les Saxons étaient des vassaux des Danois, connus alors sous le nom de Normands ou Vikings.
Les campagnes de Charlemagne contre les Saxons sont une première  guerre de trente ans, de 772 à 799. Il faudra un génocide et la dispersion des survivants pour venir à bout de la résistance. Cette ‘guerre’ commence par des escarmouches, des incursions de pillage réciproques. En 775, Charlemagne convoque les grands du royaume à Quierzy, pour en finir avec les Saxons. "La loi du fer de Dieu" consiste à choisir entre le baptême ou la mort.
Widukind
Il obtient quelques victoires contre les saxons dirigés par Widukind, beau-fils du roi de Danemark. Widukind refuse (sagement) en 777 la convocation à un concile convoquée par Charlemagne dans la ville nouvellement fondée de Karlsburg (aujourd’hui Paderborn). C’est là que  le roi des Francs convoque un concile où beaucoup de Saxons se font baptiser (le choix entre baptême ou mort). Il y rencontre aussi le gouverneur arabe de Saragosse, et il y décide son razzia en Espagne.
Widukind s’exile au Danemark, d’où il relance la résistance saxonne alors que l'armée franque est mobilisée en Espagne. Widukind, avec le soutien des Frisons et des Danois, bat les Francs au mont Süntel. Charlemagne doit rompre le siège de Saragosse et revenir dare dare en Saxe. A Verden sur la Weser, en 782, il décapite 4500 personnes, et fait déporter 12000 femmes et enfants.
Voilà le récit du  médiéviste français Des Michels : « Charles, pleinement rassuré sur la fidélité future des Saxons, apprit qu’un corps de Francs venait d'être égorgé à Rastringen en Frise dans une embuscade que les Saxons avaient préparée. Il ordonna de dévaster la Saxe et pour en finir avec un peuplé si indocile, il se décida à passer la saison rigoureuse sur le Weser. Ce camp devint une ville qui, sous le nom de Neuf-Héristall, conserva le double souvenir du séjour de l'armée et du berceau de la maison royale ».
Ruines Iburg
Permettez-moi ici une petite digression. Selon un dictionnaire etymologique,  Stal (Stelle, lieu, établissement), Herstal, Herstelle,  Heristall, désigne un camp, l'emplacement occupé par une armée : Heer.
Herstal a donc un ‘concurrent’ : Neu Heristall sur la Weser. Et Des Michels y situe même le berceau de la maison royale ! On y trouve les ruines du château Iburg, détruit par Charlemagne.
En 785 Charlemagne sort le capitulaire ‘De partibus Saxoniæ’ : les païens doivent se convertir sous peine de mort. Mais même après leur conversion, les Saxons ont du mal à renoncer totalement à leurs coutumes anciennes. Les Saxons se tiendront tranquilles pendant huit ans, mais la conquête religieuse de la Saxe va provoquer de nouveaux soulèvements, les missionnaires francs utilisant souvent la force pour parvenir à leurs fins.
Dans les années 792 à 795, des Saxons se soulevèrent à nouveau.
Mais voici le happy end de Des Michels : « Les Saxons Transalbins massacrèrent les commissaires royaux envoyés dans leur contrée pour la levée des tributs ainsi que Godescalk qui allait remplir une mission de Charlemagne auprès de Sigefried, roi des Danois. Le sang de  quatre mille Saxons expia la violation du droit des gens. La paix fut alors rétablie depuis le Rhin jusqu'à l’Oder depuis l’Océan jusqu’ aux sources de l’Elbe.
A la diète de Saltz, les Saxons remis en possession de leurs biens recouvrèrent leurs lois nationales. Ils furent affranchis du tribut mais ils restèrent soumis à la prestation de là dîme, qui ne leur était pas moins odieuse. Car, si nous mêmes, écrivait le sage Alcuin en 798, nés, nourris, instruits dans la foi catholique, nous consentons avec peine à payer la dime de nos biens, combien plus une foi tendre encore et un instinct  avare doivent-ils répugner à cette largesse!
Cependant les Saxons promirent de rester fidèles. Pendant qu'il allait ordonner la dispersion de dix mille familles dans les cantons déserts de la Belgique et de l’Helvétie, il donnait à d'autres de belles métairies dans la Gaule, de même qu'il avait doté ses guerriers en Saxe de la dépouille des proscrits, intéressant ainsi les vainqueurs et les vaincus à la fusion des deux pays et des deux nations » (Chrysanthe Ovide DesMichels, Histoire générale du moyen age, Volume 2, 1834).
Pour beaucoup d’allemands, peu convaincus de cette ‘fusion des deux pays et des deux nations’, Charlemagne reste « LE TUEUR DE SAXONS ! ». Comme Saint Jacques de Compostelle est le matamore, tueur des maures, Charlemagne est le « Sachsentoter ».

La conquête de la Saxe à la base de l’expansion viking

Nous avons vu que Widukind était beau-fils du roi de Danemark où il se avant de relancer la résistance saxonne qui mène à la victoire sur les Francs au mont Süntel. Charlemagne envoit Godescalk en mission de auprès de Sigefried, roi des Danois. Ces ‘tribus barbares’ avaient don des structures politiques assez élaborées. A cette époque le Danemark construit le Danevirke, un mur de 30 km,  pour se protéger des incursions de Charlemagne.  Ce mur danois est toujours visible aujourd’hui. Les nazis ont encore voulu en faire un barrage antichars.
Pour réaliser une telle construction, il faut un haut degré d’organisation politique. Les gens du Nord n’étaient pas si barbares que ça. Il n’y a qu’un site carolingien tant soit peu comparable : Mercator raconte que Charlemagne a eu "cette idée folle" de relier leRhin au Danube. En 793, près de l'actuel Treuchtlingen, il a lancé un chantier de sept mille hommes : mille huit cent mètres de terres marécageuses à creuser à la bêche. Au bout de 1400 m, l'entreprise aurait été abandonnée en raison de coulées de boues, ennoiement et effondrement des berges lors de fortes pluies.
Il ne subsiste plus aujourd'hui de cet ancien canal appelé la Fosse caroline qu'un bras en eau de 500 m de long et des digues en remblai.
Fossa Carolina
L'historien Pierre Bauduin explique à juste titre que « la crainte inspirée par la conquête de la Saxe eut sans doute sa part dans le mouvement d'expansion viking». Cette expansion commence vers 810, quand les danois lancent 200 navires sur la Frise. Pour construire une flotte de 200 navires il faut déjà une fameuse organisation économique. La dynastie carolingienne n’avait pas de parade aux Vikings pendant un siècle.
Ce qui explique que point de vue bâtiments Charlemagne a laissé des vestiges fort rares. Le gros des constructions étaient en bois et les Vikings ont brûlé pas mal. A l’Archéoforum en dessous de la Place Saint Lambert il y a une couche de cendres bien visible et quelques trous de pieux de structures d’époque (en bois). Même la capitale Aix a été brûlé presque complètement par les Vikings. Le gros de ce qu’on y voit est postérieur à Charlemagne. Avant de commencer à creuser pour retrouver à Herstal des vestiges du Palais de Charlemagne, mettons-nous bien en tête que dans le meilleur des cas nous devrons nous contenter d’empreintes laissées dans l’argile par les pieux de fondation…

Un Empire fameusement secoué par les Vikings

Pierre commémorant le paiement de Danegeld
Charlemagne assiste donc impuissant aux premiers assauts des Vikings. En 806 déjà, au moment où, par l’Acte de Thionville, Charlemagne prévoit le partage de son empire entre ses trois fils (Divisio regnorum), les Normands ou Vikings coupent les routes de la Manche. Et les fistons ne font pas mieux. En 861, Charles le Chauve fit porter 5000 livres aux Normands de la Somme, 6000 à ceux de la Seine. L’imposition du Danegeld fut introduite en Angleterre en 865 ; cette taxe devint permanente ; l’année 991, le prélèvement prélevé de la sorte atteignit la valeur de 10.000 livres. Ce Danegeld était une véritable taxe et cela montre que la pression normande était bien permanente et ne se limitait pas du tout à des incursions furtives.
Voici le détail de ces incursions avec en parallèle le délitement de l’Empire de Charlemagne:
En  817, Louis le Pieux divise, de son vivant, l'Empire en trois royaumes (Ordinatio imperii).
819 : Les Normands paraissent dans l'estuaire de la Loire et de la Seine.
820 raids des Vikings sur l'abbaye de Noirmoutier.
En 840, à la mort de Louis Ier le Pieux, fils de Charlemagne, l'empire carolingien s'effondre, les trois fils dépècent l'empire.
841 les Normands pillent et incendient Rouen.
Des 841, dans les bouches de l’Escaut, les Vikings se substituèrent à l’aristocratie indigène et s’approprièrent à sa place les surplus du travail paysan. Ils fondèrent des états autour de Rouen et York (Duby  p.133).
La vieille cité romaine de Tongres fut définitivement délaissée par ses habitants. Duurstede, pillée en 834-837, disparait dès le milieu du IX° siècle. Le portus de Gand, deux fois détruit, reprend vie vers 900 sur un autre emplacement (Duby p.155).
En 843 Traité de Verdun : partage de l'empire d'Occident de Charlemagne entre les trois fils de Louis le Pieux. Les Normands pillent Nantes.
845 les Normands pillent et brûlent Paris. Ils emmènent des Parisiens comme esclaves. Charles Le Chauve achète la paix à Ragnarr, le chef viking.
851 Les armées scandinaves commencent leurs hivernages en Francie.
853 les invasions normandes atteignent Tours.
854 les nordiques investissent momentanément Angers.
Siège de Paris
859 les Normands atteignent l'Italie.
862 : Les Vikings s'installent à demeure dans la vallée de la Seine. Et  se font fréquemment verser des tributs en argent et en or.
En 885, les Normands assiègent Paris pour la cinquième fois. Charles Le Gros achète la paix pour 2.800 livres d'argent. La population ne fuit pas et s'organise pour la bataille. Paris est défendu avec succès par le comte de Paris, Eudes. Le Viking Sigefroid s'établit sur la rive droite de Paris.
888, Dijon est ravagée par les envahisseurs normands.
Dans les îles Britanniques apparait en 865 la Grande Armée païenne danoise. Il est probable que d'autres attaques aient eu lieu auparavant. La Northumbrie est partagée entre un royaume viking et un résidu saxon, l'Est-Anglie devient un royaume danois. Les petits royaumes d'Irlande, d'Écosse et du pays de Galles connaissent des sorts semblables. Jórvík (York) devient la capitale d'un royaume viking, allié aux Norvégiens de Dublin.
Cette invasion Viking sonne le glas de la dynastie Carolingienne. En février 888, Eudes, comte de Paris, qui s'est révélé chef intrépide contre les Normands, est élu roi de Francie. C’est le début d’une lutte entre Robertiens et Carolingiens (Charles le Simple) qui pendant cent ans vont se contenter de faire de la figuration.

Conclusion

E-V Luminais Attaque Vikings
Charlemagne est effectivement inconcevable sans Mahomet. Charlemagne a été coupé de la Méditerranée. Son système politique et militaire ne faisait pas le poids face aux Maures. Il s’est alors tourné vers les terres ‘barbares’ du Nord. Le partage du butin, terres et or,  est la base d’un système politique basé sur la violence. Le choc avec les royaumes Vikings a suscité chez ceux-ci une réaction que la dynastie carolingienne n’a pu contenir. Les incursions Vikings désagrègent l’édifice politique construit par la conquête. Charlemagne, c’est la régression économique, avec une production agricole affaiblie par les ponctions militaires. Paradoxalement, c’est seulement sur ses ruines que poursuivra dans les cadres nouveaux le développement économique. Les grands propriétaires découvrent qu’il est profitable de caser leurs esclaves dans un manse, de les laisser cultiver les terres attenantes et de nourrir ainsi leur famille.

Biblio

https://dipot.ulb.ac.be/dspace/bitstream/2013/124343/1/DDKeymeulenPirenne-2011.pdf Mahomet et Charlemagne, de l’ébauche à la concrétisation
L. CATHERINE, Van morendoders tot botsende beschaving. De duizendjarige oorlog tegen de Islam, Berchem, Epo, 2007
Georges Duby Guerriers et paysans Gallimard 1980





[1] Pirenne (1927), Les villes du Moyen Âge, p. 325.
[2] Toubert (1990), La part du grand domaine, p. 61. Verhulst (2002), The Carolingian Economy, p. 7.

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