lundi 30 décembre 2013

Des cités jardins aux congrès internationaux d'architecture moderne : l'habitat social dans l’entre-deux-guerres

Intro

La Cambre
La fin des indemnités de guerre sonne le glas des cités jardins. Cela coïncide avec l’éviction des socialistes (POB, Parti Ouvrier Belge) du gouvernement. Camille Huysmans arrive à lancer in extremis l’Institut Supérieur des Arts Décoratifs de l’Etat (ISAD) de La Cambre.
Trois ans plus tard c’est le début de la crise.
Les congrès internationaux d'architecture moderne (CIAM) marquent l’époque entre deux crises, 1929 et 1975 (si on ne considère pas la seconde guerre mondiale comme le paroxysme de la crise, évidemment). Plusieurs enseignants de l’ISAD s’impliqueront fortement dans les congrès Ciam, avec Le Corbusier.

La Cambre, un think tank du POB

Camille Huysmans était devenu ministre dans le gouvernement Poullet-Vandervelde en 1925. Les milieux financiers organisent la fuite des capitaux et font tomber ce gouvernement en 1926. Le projet de Huysmans de la Cambre faillit tomber à l’eau. Mais en octobre, Henri Jaspar mit sur pied un gouvernement d’Union Nationale dont les socialistes ne firent partie qu’un an (ils furent d’ailleurs sévèrement sanctionnés par leur électorat lors du scrutin qui suivit). Mais ce court délai suffit à Huysmans pour lancer l’ISAD dans les bâtiments de l’ancienne abbaye de La Cambre. Une école d’état, de niveau supérieur, où s’exprimeraient les aspirations esthétiques des cercles proches du POB (La Cambre et l’architecture. Un regard sur le Bauhaus belge J. Aron p24 ).
Toute une série d’architectes et urbanistes intéressants y ont enseigné :
Hoste en Van der Swaelmen - Klein Rusland Zelzate
Huib Hoste qui enseigne l’architecture est un des membres fondateurs des CIAM.
Louis van de Swaelmen donne l’urbanisme et l’art des jardins. Dans ‘Préliminaires d'Art civique’ il développe l'idée de « Park-system », avec pour but d'entourer la ville de cités-jardins isolées de la ville par une ceinture verte, le centre de la ville se consacrant aux activités commerciales, administratives et financières. De 1922 à 1929, il construit les cités-jardins le Logis et Floréal, à Watermael-Boitsfort.
Antoine Pompe enseigne le dessin technique. Il a construit la cité jardin « La Roue » à Anderlecht et «Kapelleveld ».
Victor Bourgeois donne l’esthétique pratique. Il construit la ‘Cite Moderne’ à Berchem Sainte Agathe. Victor Bourgeois est pour moi un des architectes les plus intéressants de ce groupe. Il est aussi le plus proche du POB. Ce n’est pas un hasard que l’on pense à lui un pavillon sur le thème " l'Homme et le Socialisme » pour l’expo de 1958. Il est aussi fortement impliqué dans les CIAM, avec Le Corbusier. Plusieurs de ses élèves - Charles Vandenhove, Roger Bastin – joueront un rôle de premier plan dans l’architecture de l’après-guerre en Belgique.

Les congrès internationaux d'architecture moderne (CIAM) et la Charte d’Athènes

La Charte d’Athènes des CIAM est devenu l’évangile pour des décennies.
Celui qui est associé le plus souvent au CIAM (au moins dans la francophonie) est incontestablement Le Corbusier. Dès 1914, Le Corbusier s’intéresse au problème du logement. Il crée un système nommé Dom-ino (du latin domus – la maison - et du mot innovation). Cela évoque le jeu de dominos dont on associe les pièces les unes aux autres comme on pourra articuler les uns aux autres les éléments préfabriqués du système.
Ces dominos se retrouvent dans la cité jardin verticale, c'est à dire, le grand immeuble collectif, qu’il oppose dès 1922 à la cité-jardin horizontale: "que le groupement des cellules soit vertical ou horizontal, et c'est vers les mêmes joies essentielles que vogue, au-dessus des arbres de la Ville verte, le grand vaisseau de béton de l'unité d'habitation". En fait, il reprend les idées hygiénistes de la fin du XIXe siècle : "Soleil, espace et arbres, des matériaux fondamentaux de l'urbanisme".
Et, en pratique, ce n’est pas le besoin d’air et de lumière qui déterminent ce choix, mais des raisons bassement matérielles. Les terrains étant chers,  en construisant en hauteur, on arrive à caser plus de familles sur le même nombre de mètres carrés…
Corbu voulait ‘tuer la rue corridor’. Ainsi on pourrait gagner du temps et de l'argent en s'épargnant ‘les interminables réseaux d'infrastructures des cités-jardins, banlieues interminables des villes’.
Corbu veut faire table rase des centres historiques des vieilles villes. Son "Plan Voisin" pour Paris dessiné entre 1922 et 1925 épargne seulement Notre Dame et quelques autres bâtiments historiques. Le plan est une transposition directe de son schéma de la Ville contemporaine de trois millions d’habitants dessinée en 1922. On y retrouve les immeubles cruciformes et leur disposition régulière dans une trame orthogonale occupant une part très importante de la rive droite de la Seine. Il s’oppose à l’idée de la construction d’une nouvelle cité administrative en périphérie (ce sera La Défense de Mitterand) et propose de bâtir au pied de Montmartre, en face à l’île de la Cité, le nouveau centre de commande qu’il juge nécessaire à la vitalité du pays.
En juin 1928 Le Corbusier organise au Château de la Sarraz, avec l’aide d’Hélène de Mandrot (propriétaire du château), le premier CIAM avec 28 architectes européens.
Van de Velde Vlaamse Poort linkeroever A'pen
Le CIAM veut faire des ‘villes radieuses’ de Buenos Aires (1929) et  Moscou (1930).
Le troisième CIAM s’organise à Bruxelles en 1930.
Dix ans plus tard, Victor Bourgeois se réfère explicitement à ce plan ‘Voisin’ dans son plan pour Bruxelles. A partir de la problématique de la jonction ferroviaire Nord-Midi, Victor Bourgeois y présente son projet ‘Le nouveau Bruxelles’. Pour le quatrième CIAM (1933) il analyse Charleroi, et son collègue Huib Hoste y présente un plan pour la rive gauche d’Anvers.

L’Equerre, l’expo de 1930 et les Trixhes

Trixhes unité A
Le Congrès de 1930 d'architecture moderne (CIAM). s’organise justement à Bruxelles.
Le Ciam profite de l'exposition internationale de 1930, à l’occasion du centenaire de la Belgique, pour lancer un concours d'habitations à bon marché au Thier à Liège. 
L’antenne locale des CIAM était la revue L’Équerre créé en 1928 par les architectes liégeois Jean Moutschen, Victor Rogister, Émile Parent, Edgard Klutz, Albert Tibaux et Yvon Falaise. En 1933, l’Equerre organise au Palais des beaux-arts de Liège une exposition d'architecture rationnelle, d'urbanisme et d'art moderne.  En 1938, le groupe se voit confier le Secrétariat de la section belge des CIAM. La sixième conférence CIAM aurait dû se dérouler à Liège en 1939 avant d'être annulée par la mobilisation.
Les Trixhes 1952
Au niveau habitat social, leur pièce maitresse est le plan d’aménagement du plateau des Trixhes à Flémalle-Haute, lancé en  1936. Le choix du plateau des Trixhes n’est pas un hasard. Geoffrey Grulois, ingénieur architecte, enseignant l'histoire de l'urbanisme à l'ULB explique: "On prend conscience que les fumées des usines sont extrêmement nocives, qu'il n'y a pas de verdure, pas d'espace public, pas d'école ... La première unité de voisinage qui est construite, c'est autour d'une petite école primaire avec un espace public qui doit être le lieu de sociabilité au milieu de la verdure et dans lequel les habitants peuvent trouver tous les équipements publics. C'est un réseau qui malheureusement n'a jamais été réellement achevé, et une partie a déjà été détruite".
C’est le bourgmestre Théodule Gonda qui passe la commande en 1937 (Gonda a d’ailleurs une avenue à son nom aux  Trixhes). Les chantiers ne commencent néanmoins qu’en 1950. L’après guerre est pour l’Equerre la consécration. Dans le cadre de la reconstruction l'Équerre réalise en 1948 une Étude préalable au plan d’aménagement de l’agglomération liégeoise, premier travail pluridisciplinaire développé sur une aussi grande étendue - 400 km2 et 500 000 habitants.
En 1952, L’Équerre propose une nouvelle exposition d'urbanisme « Liège et sa région de l’an 1000 à l’an 2000 » aux Beaux-arts. On lui doit aussi la proposition d'implantation de l'Université au Sart-Tilman.
Le projet des Trixhes est présenté au VII congrès CIAM à Bergame, en 1949.    
On réalise finalement 4 unités des 6 unités prévues :  1326 logements dont 453 maisons. Les Unité V et VI ne sont pas réalisées: en 1982 la Région Wallonne ferme pratiquement pour une décennie le robinet des subventions dans le secteur du logement social.  Une chance avec une malchance ? On constate que la qualité urbanistique de ces ‘unités de voisinage’ va en dégradant. Si l’Unité I est encore intéressant, avec des immeubles collectifs de faible hauteur, des vénelles piétonnes, des rues à usage de stricte desserte  locale et une rue de ceinture (rue des Alunières), et sa  Place Emile Vinck. L’Unité I est vraiment un projet témoin de ‘l’unité de voisinage’, un des dada des CIAM. Une voie rapide – prévu dans le projet de départ -sépare la phase I des phases postérieures et isole les unités. Aujourd’hui c’est un point rouge point de vue sécurité routière.
L’Unité IV, dernière à être réalisée en 1982, n’est plus qu’une juxtaposition de bâtiments sans caractère, 362 appartements. Les logements connaissent de graves problèmes d’humidité depuis sa construction!  «La Maison des Hommes», la société qui gère les logements sociaux doit faire des rénovations avant même d’avoir pu abriter dans des conditions correctes ses premiers habitants.. 
Déjà en 2001, Raymond Flagothier, président à l'époque de la société de gestion, déclarait: "Ce sont des bouteilles thermos. Il y a de gros problèmes d'humidité qui sont apparus directement après la construction. Ces logements sont des véritables catastrophes point de vue viabilité" (AlterEchos N° 107 oct.2001)
En 2002 on désaffecte 50% des 364 logements que compte l'unité 4. Certains n'ont même jamais été loués !
En 2003 lors d’une altercation entre squatteurs et police dans le bloc 6 (la police était intervenue 20 fois au mois de novembre), trois policiers et trois jeunes se retrouvent à l’hôpital. Les squatteurs réclamaient le libre accès à 'leur' maison des jeunes.
En juillet 2003 l'inventaire de la société wallonne du logement (SWL) est sans appel : la démolition d'une partie des Trixhes. «125 sur les 200 logements sont déjà inoccupés, indique-t-on à La Maison des Hommes. Si on reconstruit, cela pourrait se faire dans un autre endroit de la commune car le plateau des Trixhes compte déjà une grande concentration de logements sociaux, avec quelque 1.300 sur un total d'environ 2.500
rénovation Trixhes
En 2005 l’échevin du logement flémallois Jean-Jacques Vervaeren demande une aide régionale de 30 206 347 euros pour la rénovation. Le parc locatif de la société d’habitations sociales « Maison des Hommes » compte 2 754 habitations. Des travaux de rénovation seraient effectués dans 567 logements et 204 démolitions seraient réalisées aux Trixhes «car le coût de restauration est trop élevé. 104 sont inoccupées, car inoccupables», a déclaré l’échevin, qui « envisagera toute piste pour reconstruire des habitations sur le lieu de démolition » (LogementActualité n° 135 01.08.2005).
Projet crèche 'fifties' Trixhes
En 2011 seuls 57 des 137 logements de l’Unité IV sont occupés, malgré les 5 millions d’€ financés par la Région Wallonne en 2000. « Il y a des problèmes d'humidité principalement dus à des erreurs de conception: des ponts thermiques et des vices lors de la réalisation. On ne sait rien faire avec ces logements" explique la maison des Hommes. "L'idée est de vendre le site en l'état à un promoteur qui reprendra la main". Pour Christine, 76 ans, la situation est inacceptable. "On a refait tous les toits. On a mis le chauffage central au gaz partout. C'est nous qui payons tout ça ».
En 2013 Flémalle lance un projet public/privé pour la requalification du plateau des Trixhes. Mais c’est un peu tirer des plans sur la comète : Flémalle fonde beaucoup d’espoirs dans l’obtention de subsides. Le ministre wallon du logement dispose d’une manne de 30 millions d’euros, mais Flémalle n’est pas la seule candidate. Le projet Trixhes a été sélectionné parmi les douze finalistes mais seulement cinq seront subsidiés. La décision tombera au printemps 2014. L’objectif est de doubler la population des Trixhes qui passera de 3.000 à 6.000 personnes avec la création de 1.000 nouveaux logements.
Le bilan de ce grand projet de l’Equerre est donc plus que mitigé, même si nous n’avons pas ici fait la part des choses entre les défauts du projet et la manière dont Flémalle et la Région Wallonne ont géré cette cité.
Toujours est-il que la fin du projet coincide avec le chant de cygne de l’Equerre. L’agence est en faillite en 1982. C’est l’époque où l’on abandonne le projet fou de ramener une autoroute Place Saint Lambert. Là aussi, c’était un projet-phare de l’Equerre. Ca coûtera 30 ans pour recoudre cette cicatrice. Et la fin du feuilleton des Trixhes n’est pas encore en vu…
L'équerre et le trou de St Lambert
photo homme et ville
L’urbaniste Jean Englebert raconte comment il a été confronté « aux urbanistes-conseils de la Ville, L’EQUERRE. L’EQUERRE était proche du pouvoir et nous, nous venions en contre-pouvoir. Il fallait que les autoroutes arrivent à Liège, elles devaient passer place Saint-Lambert. Nous étions contre ces idées. De là est né le problème de la place Saint-Lambert. L’EQUERRE a ensuite proposé qu’une autoroute arrive au boulevard de la Sauvenière par la rue Saint-Gilles, puis par la rue des Augustins, puis finalement, par la rue Sainte-Marie. Et il a même été prévu un passage de l’autoroute en dessous du parc d’Avroy »…

Les plans quinquennaux en URSS

Les CIAM s’intéressent aussi à ce qui se passe en URSS. L’urbaniste Lissitzky, qui a fait ses premières expériences à Vienne, dans un programme ambitieux de construction d’habitat social, s’intéresse très vite à l’URSS. Déjà en 1922 le publiciste russe Ilija Ehrenburg publie à Berlin ‘Vesc, l’objet’. Lissitzky fait la couverture.
A cette époque Vesc publie déjà un texte du jeune Corbusier ‘L’état actuel de l’architecture’.
Fin des années ’20 l’Isvestia ASNOVA, limité à 8 pages à cause de la pénurie de papier, préconise des gratte-ciel pour Moscou. Ernst May, élève d’Unwin,  forme avec dix-sept architectes la « brigade May » pour le premier plan quinquennal de l’URSS. Cette brigade transforme le centre sidérurgique Magnitogorsk, où il n'existait alors que des baraquements en bois et des huttes en boue, en une ville de 200.000 habitants. On crédite au groupe de May la construction de vingt villes en trois ans. May est, à cette époque, fort proche de Victor Bourgeois.
L’URSS développe la politique volontariste la plus intensive de construction de villes nouvelles connue jusqu’à présent avec plus de 1.200 réalisations ensoixante ans (Claude Chaline, Les villes nouvelles dans le monde, Paris, PUF, coll. Que sais-je?, 1996, 2e éd., p. 99). C’est une période de bourgeonnement des idées 
En 1930 les soviets consultent aussi Le Corbusier pour l’aménagement de leur capitale. Le 5 juillet 1930 celui-ci envoie sa ‘Réponse à Moscou’: 66 pages, 21 planches de plans. Tout à fait dans la ligne de son plan Voisin pour Paris, il juge «qu’il est impossible de rêver à faire concorder la ville présente ou future».
L’architecte russe Gornyi lui répond : « les panacées proposées par le Corbusier ne sont qu’une réaction contre l’état dans lequel se trouvent aujourd’hui les grandes cités capitalistes ». Gornyi est pourtant un fan de Corbu : il traduit et édite ‘L’urbanisme’, une de ses œuvres majeures.
Pour un autre architecte russe,  Semenov, « le centre de Moscou n’est pas fossile, et, cerveau principal de la capitale, il se développera encore avec elle ».
Les architectes russes ne suivent donc pas Le Corbusier dans sa rage contre le cœur historique des villes.
Palace of Soviets, project by Le Corbusier, 1932.
Mais il faut plus pour déstabiliser Corbu. Dans un premier temps, celui-ci approuve ces critiques sur la désurbanisation : « Le pierrier atroce des villes: étouffement, écrasement, est une pure manifestation capitaliste. Pourtant, à Moscou aussi, en 1930, l’engouement a été à la désurbanisation. On a voulu briser la ville en 10.000 morceaux, créer les routes qu’il faudra pour conduire à toutes ces maisons dispersées partout. Et chacun son auto. Un beau jour, l’autorité qui est à la porte de la raison où viennent frapper les rêves justes ou chimériques a dit en URSS : ‘assez ! Ca va ! Cessez de rigoler!’ La mystique de la désurbanisation s’était cassé le nez ».
Le Corbusier ne comprend pas que la critique soviétique de la désurbanisation vise indirectement aussi son approche, trop coupée des préoccupations des gens, et trop peu respectueux de l’histoire.
Le 27 novembre 1930 il présente une version plus élaborée de son plan moscovite lors du Ciam de Bruxelles. Son ‘schéma organique’ pour Moscou devient ‘la ville radieuse’.
C’est l’époque où, en URSS, le parti communiste remet un peu de l’ordre dans ce bouillonnement artistique.
gratte ciel Lissitzky
Le rapport de Lazar Kaganovitch au Comité Central (CC) de juin 1931 marque l’échec définitif des thèses désurbanistes. Et en avril 1932 le CC décrète la réorganisation des organisations artistiques. L’Union des Architectes efface tous les groupements antérieurs et lance en 1933 son ‘organe de lutte pour une architecture socialiste’, Arhitektura SSSR. Là aussi la page de couverture est de Lissitzky.  
Arhitektura appelle à ‘rejeter énergiquement les recettes fonctionnalistes et l’approche fonctionnaliste de ses programmes, et de faire une assimilation critique de l’héritage du passé’.
Le Corbusier sur le site de Centrosoyuz 1932
Ces deux éléments sont pour beaucoup d’artistes occidentaux difficiles à digérer. La décision du CC de 1931 est un appel aux artistes pour partir de ce que le peuple veut, au lieu de surfer sur un sentiment artistique individualiste. Et la dissolution des groupements antérieurs signifie la fin des chapelles qui s’excluaient mutuellement et se perdaient dans des disputes gauchistes stériles et interminables.
Un journaliste soviétique jette encore de l’huile sur le feu : « La croissance du chômage parmi les architectes pousse ceux-ci vers le fascisme et parmi eux Le Corbusier qui est devenu le rédacteur d’une revue d’orientation ostensiblement fasciste. Ceci n’a rien pour surprendre, si l’on se souvient combien Le Corbusier avait pris au cours de ces dernières années ses distances vis-à-vis de toute politique, en déclarant avec fierté qu’il ne s’occupait que d’architecture pure».
Traduction russe d'Urbanisme de Corbu
On est fasciste parce qu’on prend ses distances vis-à-vis de toute politique ? C’est un peu court…
Dans ‘la ville radieuse’ Le Corbusier avait développée l’idée selon laquelle « les terrains libres de l’URSS apporteront le plan libre». En 1932 Léon Moussinac critique cette idée dans l’Huma, le journal du Parti Communiste Français: « Le Corbusier ne veut pas savoir que, seule, la révolution socialiste a crée les conditions d’une telle liberté. Traitant de l’urbanisme de Moscou, il propose des solutions sans tenir compte d’un fait révolutionnaire : la mainmise des ouvriers sur l’économie municipale ».
Cette critique reste amicale. Et cela n’empêche pas Corbu de s’engager en 1935 dans la mouvance du Front Populaire. Il participe notamment aux activités de « l’union des architectes », crée par Louis Aragon et André Malraux. Vaillant-Couturier déclare regretter les attaques de Moussinac dans l’Huma.
Cette divergence mineure entre Moussinac et Vaillant-Couturier a même encore un prolongement. En 1938 Corbu fera un projet de monument à la mémoire de Vaillant-Couturier à Villejuif dont il était le maire. Moussinac est dans le jury et écarte le projet… peut être pour des raisons esthétiques, qui sait ? A première vue, Le Corbusier était politiquement correct. Son projet représente la main tendu par Maurice Thorez, dans le cadre du front populaire. En 1951 Corbu ‘recyclera’ cette idée de main tendu dans la main qui trône au dessus de sa ville indienne de Chandigarh…
Le  4°CIAM devait originellement avoir lieu à Moscou en 1932. Cette décision montre l’intérêt réel au sein du CIAM pour ce qui se passait là-bas. Mais l’enthousiasme n’y est plus, des deux côtés. Intourist traine en longueur et impose même un changement de lieu si les organisateurs veulent éviter un report des séances à l'année suivante.
Finalement, le 4° congrès s’organise autour d’une croisière de Marseille à Athènes du 29 Juillet au 13 Août 1933. C’est en quelque sorte symptomatique pour une certaine perte de contact avec le sol, réalité de base de tout architecte. Et, si ce n’est pas une rupture officielle avec l’URSS, c’est incontestablement pour certains un décrochage avec un ensemble d’expériences fascinantes dans le cadre des plans quinquennaux en URSS…
Je ne suis pas le seul à constater cette fuite en avant dans l’utopie et de plans urbanistiques mégalomanes. L’ « oracle » Henry Van de Velde aussi veut être un guide pour ceux qui sont « désabusés par les solutions de plus en plus problématiques de Corbusier et de ceux qui l’ont aveuglement suivi dans une direction qui conduit droit à la Fantaisie et au Caprice ».
Ceci dit, le « Guide » Henry Van de Velde les éloigne de la Fantaisie et du Caprice, dans la direction « de la situation cérébrale, mathématique et radicale que Gropius avait inaugurée en 1914 que de celles que je poursuivis depuis le début de mon action » (Henry Van de Velde, Leon Ploegaerts ; presses univ laval p203). Fantaisie et Caprice, ou Beauté et Raison, nous sommes loin des préoccupations de peuple qui cherche à se loger convenablement…

Le Corbusier : « adieu, cher merdeux Vichy »

La crise dans le monde capitaliste n’arrange évidemment rien. Le journaliste russe qui prétendait que « la croissance du chômage parmi les architectes pousse ceux-ci vers le fascisme » exagère sûrement. Cette crise pousse aussi certains architectes vers le communisme. Mais Le Corbusier a effectivement collaboré à cette époque à une revue d’orientation fasciste.
Le Corbusier collabore un moment à la revue « Plans », fondé en 1931 par Philippe Lamour. Ce Lamour n’est sûrement pas un homme de gauche, même si on le verra candidat radical aux élections législatives de 1936, dans la mouvance du Front populaire. Lamour admire Lénine et Mussolini qu’il a vu à Rome en 1922. Entre 1925 et 1928, il adhère au Faisceau de Georges Valois. Philippe Lamour milite contre la république parlementaire, pour une « République des producteurs », dirigée par un chef d’État puissant et intègre. Lamour admire Le Corbusier et défend l’idée de « cités radieuses ». Son premier livre, en 1929, Entretiens sur la Tour Eiffel, est dédié « A Le Corbusier, Lénine, Citroën ».
Corbu Plan d'Alger
Et, comme les socialistes de La Cambre, Le Corbusier propose en 1941 ses services à Vichy pour la reconstruction: « Il y a vingt ans passés que, de toutes les tribunes de France, les voix les plus autorisées ont commencé à proclamer cette sentence : ‘Il faut construire des maisons neuves, l’avenir de la race dépend de son logement ! ‘ Cependant, le principe étant admis de tous, l’heure de construire ne sonnait jamais…De sorte que l’ouvrier et le paysan attendaient toujours, l’un dans son taudis et l’autre dans sa ferme délabrée, la réalisation d »’une promesse solennelle.
Mais alors ce qu’un régime libre d’hypothèques véritables n’a pas su réaliser dans une ère d’abondance, un autre régime peut-il songer à le tenter du fond de la défaite, quand le cinquième de nos hommes gît en captivité.
Non, sans doute, il n’est pas question, en ce jour, qu’on se mette à couder des fers et à gâcher du mortier. Pourtant, on peut l’affirmer sans mentir, et sans abuser la foi des simples, l’heure de construire a enfin sonné. Une volonté unanime de redressement s’est incarnée dans un nouvel Etat, auquel des circonstances, extérieures à lui, impartissent, pour faire le point et pour dresser ses plans, un délai fatal mais, peut être, providentiel » (Le Corbusier et de Pierrefeu, La maison des hommes, la palatine - réédition d’un texte de 1942)
Il cherche à avoir un entretien et la bénédiction personnelle de Pétain pour son plan d’Alger. Il envoie en 1941 son ouvrage « Sur les 4 routes » au Maréchal. Mais il est éconduit. Le maire d’Alger le dénonça même comme communiste et exigea son arrestation. Il quitta Vichy avec les mots : « adieu, cher merdeux Vichy » entre autres parce que certains l’accusent de bolchévisme.
Mais ce que j’appellerais son instabilité politique trouve ses sources dans ses conceptions idéalistes et son incapacité de se lier avec les gens pour qui il prétend construire. Devant les freins et les obstacles il a alors tendance à se tourner vers le pouvoir qui doit réaliser cela pour lui.
On voit d’ailleurs la même évolution chez certaines personnalités de La Cambre. Leur figure de proue Van de Velde a sa villa pillée en 1945 et s’exile en Suisse… Et Yvon Falise de l’Equerre liégeoise est condamné en 1945 pour collaboration. Une collaboration très précoce puisqu'en jullet 1940 il se met, au nom du groupe l’Equerre, à disposition deHenri De Man.
En fait, Le Corbusier réalisera ses rêves urbanistiques à Chandigarh, où il peut créer sur un espace vague une nouvelle capitale du Pendjab en 1951, avec le soutien de Nehru.

La Charte d'Athènes

Renaat Braems dessin St Maartensdal Leuven
Ce 4° Congrès jette les bases de La Charte d'Athènes qui établit un programme pour la planification et la construction des villes, et qui restera une référence jusqu’à la fin des golden sixties. Le principal concept est la création de zones indépendantes pour les quatre «fonctions» : la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport.
C’est le zonage : la détermination des zones d'habitation "doit être dictée par des raisons d'hygiène  et  les quartiers d'habitation doivent occuper désormais dans l'espace urbain les emplacements les meilleurs, tirant partie de la topographie, faisant état du climat, disposant de l'ensoleillement le plus favorable et de surfaces vertes opportunes".
Projet Place Saint Lambert- groupe Equerre
Par rapport aux zones de travail, "les secteurs  industriels doivent être indépendants des secteurs d'habitation et séparés les uns des autres par une zone de verdure; les zones industrielles doivent être contiguës au chemin de fer, au canal et à la route"
"La cité des affaires, consacrée à l'administration privée ou publique, doit être assurée de bonnes communications avec les quartiers d'habitation ainsi qu'avec les industries ou artisanats demeurés dans la ville ou à proximité".
Enfin, pour les loisirs, il préconise que  "tout quartier d'habitation doit comporter désormais la surface verte nécessaire à l'aménagement rationnel des jeux et sports des enfants, des adolescents, des adultes".
En fait, cette Charte est restée à l’état de projet dans les années 30, entre autres parce que la crise freinait tout projet majeur. La version française, qui est en fait une version Le Corbusier, a été publiée pendant la guerre, lors de son passage à Vichy.
Le bilan global de la construction de l’habitat social avant guerre est très maigre :
années Nombre de logements produits
1900-1910 511
1911-1920 974
1921-1930 7141
1931-1940 1276
1941-1950 1445
1951-1960 6039
1961-1970 6205
1971-1980 11203
1981-1990 2405
Les 7141 maisons entre ‘21 et ‘30 sont la vague des cités jardins. Entre ‘31 et ‘40 1276 logements
Les Vennes - ill. urbagora
seulement sont produits en Belgique. Une des rares réalisations de qualité est à mon avis le quartier des Vennes à Liège, même si sa création est contemporaine des cités jardins. La Maison liégeoise est à peine créée (1921) qu'elle construit des centaines de logements sur la plaine des Vennes où se déroula l'exposition universelle de 1905. En 1921, l'architecte Michel imagine un vaste ensemble de hauts immeubles aux entrées monumentales, le long de larges avenues de rues (Boulevard Emile de Laveleye, rue de Wetzlar, rue de l'Amblève, rue de Turin, rue de Stavelot) convergeant vers la place Reine Elisabeth arborée. Le quartier a fêté son centenaire en 2005. En 2003, les Vennes retrouvent du lustre, après restauration en seize phases successives de 635 logements sociaux: 294 rénovations lourdes (restructuration complète des espaces) et 341 légères (mise en conformité des installations techniques, protection et prévention incendie, toiture, menuiseries...). 
Les Ciam devront attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour connaître la gloire. Et encore ! Les protagonistes des Ciam sont écartés pour les reconstructions. L’exemple le plus flagrant est l’éviction de Corbusier pour la reconstruction de Saint Die, même si, par rapport à beaucoup de démarches antérieures, il a fait un effort de mettre des forces vives de son côté.
projet (refusé) de Corbu Saint Die
Dans les pays qui adhèrent à la Communauté du Charbon et de l’Acier, c’est la CECA qui imposes ses normes, et non pas les CIAM. Et ce programme CECA est lancé après avoir épuisé les moyens ‘classiques’ : les patrons charbonniers menacent d’expulsion les veuves et invalides, pour faire place à la main d’œuvre importée.
Le chiffre de 6000 maisons par décennie, entre 1951 et 1970, est doublé entre 71 et 80 ; mais là non plus on ne peut dire que les principes des CIAM ont été appliqués. On les utilise comme feuille de vigne qui doit cacher l’absence d’envergure et d’idées. La discussion ‘idéologique’ la plus importante a tourné autour de la question : garage ou pas dans un logement social. Mais nous reprendrons la période après 1945 dans notre prochain blog.

Sources

Après neuf ans de gestation et sous l’impulsion de la Société libre d’Émulation de Liège et des Éditions Fourre-Tout, soit la maison d’édition fondée en 2004 par l’architecte liégeois Pierre Hebbelinck, il fut procédé à la réédition intégrale de l’ensemble des numéros de la revue L’Équerre, publiée durant l’entre-deux-guerres (entre 1928 et 1939).
http://sustainablecitiescollective.com/petersigrist/9324/imagining-socialist-city
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