mardi 3 février 2015

L’expo «Liège dans la tourmente » et la politique muséale

L’expo «Liège dans la tourmente » au Musée de la Vie wallonne, en 2015, était une expo ‘classique’, montée à partir des collections du musée. Celle des Guillemins étaitun produit commercial.
Attention, tout est fait pour brouiller les pistes, à commencer au niveau des organisateurs.

Une ambiguité savemment entretenu entre d'association sans but lucratif et société anonyme

Les gentils organisateurs jouent habilement sur les statuts : asbl et SA. Les S.A. Europa 50 et Tempora gèrent les expos alors que l’asbl Collections et Patrimoines est propriétaire du matériel.
Cette ambiguité remonte à l’origine même de cette formule magique, à la première exposition de ce type : ToutHergé, en 1991, 250 000 visiteurs en quatre mois, avec une scénographie spectaculaire. René Schyns et Jean-Pierre Colson  qui organisent des événements culturels au sein d'une ASBL rencontrent Stéphane Steeman, qui collectionne les planches originales d'Hergé. L'association Collections et Patrimoines est créée.
La même recette est appliquée avec le fonds Georges Simenon de l'université de Liège pour l'exposition Tout Simenon de 2003 à Liège. Elle attire 225 000 visiteurs.
Un des membres de Collections et Patrimoines, Jeannot Kupper, crée sa propre société EuroCulture S.A., société anonyme, donc commerciale cette fois. Benoît Remiche, un autre collaborateur, constituera la sienne, Tempora S.A.. Ils « partagent » le même atelier de production et font appel successivement aux mêmes collaborateurs.
Collections et Patrimoines a gardé son statut d'association sans but lucratif. Les SA EuroCulture et Tempora « courent » après les contrats. Ce statut d'ASBL, s'il empêche Collections et Patrimoines de pouvoir obtenir des commandes publiques, lui permet en revanche d'obtenir des subsides, de bénéficier de plans pour l'emploi et donc de diminuer les coûts.
Depuis le début cette asbl, elle paie des contrats en noir et une instruction pénale est ouverte en 1996 à charge de l’ASBL. Son président admet l’existence d’un compte bancaire intitulé « Art Média », alimenté par les recettes des expositions afin de défrayer les bénévoles. « Ces sommes ont servi en premier lieu à payer des petites mains qui ont aidé à faire fonctionner des expositions », explique ainsi René Schyns lors de son audition du 13 mai 1998. «Différents membres de l’ASBL ont profité de cet argent pour compenser le travail important qu’ils avaient fourni.  J’estime ce montant à 1.500.000 francs. Je n’ai pas encore déclaré cette somme à l’administration des contributions mais je compte maintenant le faire.» Un de ses auxiliaires aurait ainsi perçu, poursuit M. Schyns lors de son audition, 30.000 francs par mois, un autre une vingtaine de milliers de francs, un troisième 15.000, un technicien 40.000… Le même jour, un des collaborateurs de René Schyns confirme qu’«  il s’agit là d’un système de rémunération en noir, provenant des recettes des expositions  ». René Schyns : « À l’époque, il n’y avait pas de statut pour les bénévoles. Nous avions demandé aux contributions comment nous pouvions les défrayer mais nous avons été mal renseignés et on l’a payé au prix fort. Aujourd’hui, il est possible de défrayer plus facilement les travailleurs bénévoles »
En 1998 Schyns dit qu’il « compte déclarer cette somme à l’administration des contributions », mais ce litige traine pendant plus de 15 ans et ce n’est qu’en octobre 2013 – on ne compte déjà depuis longstemps en euros et plus en francs - que la Cour de cassation rejette le pourvoi de l’ASBL Collections et Patrimoines, soldant ainsi le litige avec l’administration fiscale.
Le 9 janvier 2014 la cour d’appel de Liège impose la transformation de l’ASBL Europa 50 (qui gère les expos alors que Collections et Patrimoines est propriétaire du matériel) avant la fin février 2014, en société à finalité sociale, le statut d’ASBL n’étant pas compatible avec cette activité commerciale qu’est l’organisation d’expositions de prestige : «  Les activités d’Europa 50 sont de nature commerciale et violent de la sorte la législation relative aux ASBL.  » (ls 8 février 2014). Je n’ai pas poussé mon enquête plus loin, mais à mon avis le contrat de l’expo aux Guillemins a été signé avec l’asbl….

Une concurrence à couteaux tirés : on est dans le business à 100%.

Ces trois sociétés sont en concurrence et se battent à couteaux tirés. Aussi longtemps qu’on commémore des batailles, ça ne déteint pas trop. Quoique…
La Meuse du 4 Juillet 2013 explique pourquoi  il y aura deux grandes expositions francophones sur la Grande Guerre qui devront se partager l’enveloppe de 600.000 euros. Europa 50 aux Guillemins obtient 286.260 euros. Contre 313.714 à son rival de Tempora qui organisera son exposition à Bruxelles, à Tour & Taxis. Le Gouvernement wallon défend son choix, estimant que les deux projets étaient de qualité. Finalement, Tempora n’a rien fait. Je n’ai pas cherché où est passé l’enveloppe de 313.714 euros budgetisée pour Tempora.
La bataille de Waterlo aussi connait deux siècles plus tard un prolongement devant les tribunaux.
(LM 9/1/2014). En 2006, Tempora de Benoît Remiche avait été chargée de la conception de la scénographie du nouveau mémorial de la bataille. Mais en mars 2013, le ministre wallon du tourisme
Paul Furlan relance l'appel d'offres, ajoutant à la conception, la réalisation de la scénographie du mémorial. Ce nouveau marché a été remporté par le consortium La Belle Alliance réunissant Europa 50, Saga Film, Kaos Films, Pinxi, EO-Design, Sien et Inytium. A la suite de l'attribution (tardive) de ce marché de six millions d'euros à ce consortium par la Wallonie, le concurrent Tempora dépose un recours en suspension en extrême urgence auprès du Conseil d'Etat. Serge Kubla, bourgmestre de Waterloo mais également président de l'ASBL Bataille de Waterloo 1815 s’inquiète à juste titre. Veuillez m’excuser, mais là non plus je n’ai pas été vérifier la suite du dossier…
Le CIAC à Liège n’était pas encore en chantier qu’on voyait se développer une bataille similaire, en juin 2013.
Deux protagonistes se sont affrontés sur l’exploitation du futur Centre International d’Art et de Culture - parc de la Boverie- à l’horizon 2016 : « Europa 50 » et « Tempora SA » qui promet de  «mettre le CIAC au centre d’un réseau européen tout d’abord puis mondial via la création d’expositions culturelles internationales qui pourront faire le tour des plus grands musées mondiaux. » René Schyns de son côté invoque qu’il n’a « pas eu une expo qui a eu moins de 220.000 visiteurs. Nous sommes les seuls en à pouvoir organiser des expositions de grande envergure à succès.» Je n’ai pas eu  le temps de vérifier l’état de ce litige début 2015.

Deux conceptions : le business et les collections publiques.

On peut donc sans exagérer opposer deux conceptions : le business et les collections publiques. Je voudrais le faire à partir d’un article intéressant de  Drouguet Noémie, « Succès et revers des expositions-spectacles, du musee au parc d'attractions : ambivalence des formes de l'exposition ».
En résumé, « depuis plus d'une quinzaine d'années, des expositions mêlant objets de collection, décors ou reconstitutions et contenu scientifique plus ou moins important fleurissent et remportent un succès certain auprès du public. Des sociétés commerciales se sont créées pour exploiter ce filon. Leur ambition : démocratiser l'accès à la culture et au musée. Pour y arriver, elles jouent sur l'émotion et les sens. Ce type de présentation insuffle un renouveau attendu dans les pratiques muséales. Néanmoins, on peut craindre une dérive vers les procédés des parcs d'attractions et la dissipation progressive du contenu scientifique. Par ailleurs, on relève aussi des ambiguïtés au niveau des reconstitutions et du statut de l'objet ».
Commençons par les ambiguïtés, avant d’analyser les défis muséales.
Selon le muséologue Raymond Montpetit, « la muséographie analogique est un procédé de mise en exposition qui offre, à la vue des visiteurs, des objets originaux ou reproduits, situation que le visiteur est susceptible de reconnaître». En soi, ce procédé n’est pas nouveau : on le retrouve au Vieux Liège en 1905, à L'Ancienne Belgique à l'exposition de Bruxelles en 1958 et dans  la Main Street chez Disney. . .
Le personnel permanent de ces sociétés commerciales se résume à un « noyau » constitué de la direction artistique, du secrétariat et de la communication. A cela s'ajoutent des scientifiques, bénévoles ou engagés contractuellement, ainsi que des techniciens (scénographes, graphistes, éclairagistes, etc.), parfois issus du monde du théâtre, qui interviendront un peu plus tard dans la réalisation.
Le comité scientifique est chargé de valider le contenu conceptuel défini par le directeur artistique. Une analyse consensuelle, politiquement correcte voire stéréotypée lui convient parfaitement. Et on réfère le plus possible au vécu du visiteur ciblé. On scénarise ce script avec des décors, des ambiances, des reconstructions. Le metteur en scène applique une « rythmique de visite ». Le parcours est unique et linéaire. Il s'agit de « prendre le visiteur par la main ».
Ces sociétés tiennent à se différencier des musées. Elles veulent attirer le public qui ne fréquente pas volontiers les institutions muséales traditionnelles. Elles dénoncent le manque d'originalité et de dynamisme des musées. Néanmoins, ces expos cherchent à se distinguer des « vulgaires » parcs à thème ou autres attractions pseudo-culturelles. Elles mettent systématiquement en avant leur collaboration étroite avec un comité scientifique, elles « plaquent » des textes (trop longs) et des étiquettes sur le carton-pâte... Malgré cela, les pièces de collections et l'environnement écrit ressemblent parfois à des alibis, qu'elles utilisent pour déployer leur ingéniosité scénographique et spectaculaire.
Une autre ambiguïté importante se révèle à l'analyse de ces expositions: quelle valeur et quel statut le visiteur peut-il accorder aux objets disposés dans l'exposition ? Comment faire la part des choses entre objet « réel », authentique, original et copie, fac-similé, accessoire ? Quelles clés le concepteur donne-t-il pour les différencier ? Un objet disposé au beau milieu d'un décor, qui se trouve à portée de main et que certains effleurent même en passant, doit être un accessoire. Du reste, dans les vitrines, des documents authentiques côtoient des copies assez grossières, reproductions de piètre qualité. Des fac-similé  sont rarement spécifiés comme tels. C'est une question de déontologie : on ne peut pas tricher avec le visiteur. On le berne en inscrivant sur un cartel « Enveloppe jaune avec annotations de Simenon ; Fonds Simenon, Université de Liège » alors qu'il s'agit d'une photographie d'une telle enveloppe ! Attention : en soi, des copies ou des accessoires ou pièces provenant de collections privées non répertoriés ne sont pas condamnables. Un des charmes du petit musée de la Tour d’Air de Boncelles est que le visiteur peut toucher à tout. Et puis, exposer un document original est devenu tellement cher en assurances, vitrines blindées et autres dispositifs de sécurité que organiser une expo devient le monopole de quelques grands musées ou organisateurs d’évènements.
Ce  type de dispositif ne pose aucune question. Purement expositif, il ne cherche pas à apporter un regard critique sur le sujet traité. On y cultive plutôt un passé nostalgique, sur le mode du sacré et de la vénération. Mais le mode sacré n’exige-t-il pas l’objet authentique ?
C'est peut-être aussi cette dimension « lisse », un brin enchantée, qui rapproche ces expositions des dispositifs disneylandiens. ‘J’avais 20 ans en’ est un thème parfait : pour l’écrasante majorité des gens, les 20 ans évoquent des souvenirs agréables. Mais cette approche hagiographique est dérangeante pour des visiteurs en quête d'un portrait équilibré.
Une exposition consacrée à une personnalité requiert l'accord des ayants droit, qui peuvent exiger une « vérité officielle » en échange de documents d'archives, etc. Ce qui est vrai pour n'importe quel musée est amplifié pour ces sociétés car, sans cette base documentaire, elles n'ont rien à exposer. Le cas de John Simenon est un cas d’école : il a réussi à pousser à la faillite l’hôtel ‘Si mais non’…
Une exposition coûte entre 3 et 4 millions d'euros. Il faut entre 100 000 et 150 000 visiteurs au minimum. Le recours au sponsoring d'entreprise s'impose pour chaque manifestation, avec des effets discutables sur le contenu de l'exposition. L'image des sponsors est diffusée non seulement sur les supports de communication, mais aussi dans l'exposition elle-même : intégrée dans le parcours ou présentée à un stand à la sortie. Le prix d'entrée (9 euros en prix plein) est plus élevé que pour la plupart des musées permanents et même des expositions temporaires.

Les mérites de ces grandes expositions

Toutes ces critiques ne peuvent pas obnubiler le fait que ces expositions ont certains mérites : elles s'adressent à un public large, populaire et familial, et mettent tout en œuvre pour le toucher. Ce qui n'est pas le cas de nombreux musées. La thématique est abordable et la scénographie spectaculaire met le visiteur en éveil. Corolairement, elles ne s'adressent pas seulement à la vue et à l'intellect : tout le corps et tous les sens sont sollicités. Ensuite, le discours à partager est élaboré avant la liste des objets à « caser » absolument dans les vitrines, processus inverse de la pratique muséale traditionnelle mais dont il ne serait pas superflu de s'inspirer. Tout compte fait, la question clé est le contenu que l’on veut faire passer. Et avec ça on renoue avec les premiers musées. Le 10 août 1793, pour fêter le premier anniversaire de la chute de la royauté, la Convention ouvre le  « Muséum de la République » où sont mis à disposition du peuple collections royales et œuvres d'art confisquées aux émigrés et aux églises. C’est un saut qualitatif dans la démocratisation de la culture. Christophe LOIR l’a décrit sans son « L’émergence des beaux-arts en Belgique. Ce Muséum de la République est aujourd’hui le plus grand musée du monde, Le Louvre. En 1801, le ministre de l'Intérieur Chaptal propose de répartir une partie de cette collection entre 15 villes françaises (Lyon, Marseille, Bordeaux, Genève, Nantes, Lille, Bruxelles, Strasbourg, Nancy, Dijon, Toulouse, Caen, Rouen, Rennes et Mayence). La ville française Liège n’est pas repris dans la liste. Mais même si deux siècles plus tard on peut espérer réparer cette injustice et nouer un partenariat avec Le Louvre pour la CIAC, la question clef est comment les exposer. Et par rapport à ça, on peut et doit s’inspirer des grandes expos ‘business’ qui ont réussi à intéresser un large public. Mais cela fera partie d’un autre blog.

Biblio

Drouguet Noémie, Succès et revers des expositions-spectacles, dans Culture & Musées. N°5, 2005. Du musee au parc d'attractions : ambivalence des formes de l'exposition (sous la direction de Serge Chaumier) pp. 65-90. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pumus_1766-2923_2005_num_5_1_1214
Voir mes autres blogs sur la muséologie de 14-18

http://hachhachhh.blogspot.be/2015/01/liege-dans-la-tourmente-les-refugies.html

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