lundi 30 mai 2016

La Fabrique Nationale (FN) en France en 14-18



Dans mon blog http://hachhachhh.blogspot.be/2014/01/125-ans-de-la-fn-un-anniversaire-secret.html  j’ai décrit comment, dès sa création en 1886, les machines, les brevets et l’outillage de  la FN provenaient de l’allemand LOEWE. Quand la commande de 150.000 MAUSER pour l'armée belge se termine seuls trois des actionnaires du début restent. L’entreprise se lance dans la cartoucherie avec l’aide de la Deutsche Metalpatronenfabrik qui dépend également de Loewe. En 1896 Loewe arrive à racheter 50% des parts des actionnaires belges. Une augmentation de capital double presque le nombre de titres et un emprunt est garanti par la Deutsche Waffen und Munitionenfabrik (DWM). Les dividendes grimpent par trois dans les 15 années précédant la guerre. Mais que devient cette entreprise avec un capital à majorité allemande lorsque la guerre éclate et que la Belgique est occupée ?
Dans le hall d’usinage, on installe en 1914 un hôpital dédié aux soldats du Kaiser.
Très vite, les autorités occupantes firent savoir à la FN qu’elles souhaitaient la voir reprendre le travail. Songeant que celui-ci bénéficierait, à court ou moyen terme, à l’ennemi, le Conseil répondit en fermant l’usine (alors même que la majorité de ses administrateurs étaient allemands) et alloue des subsides et des avances au personnel. En guise de représailles, des machines-outils sont réquisitionnées. Cependant, comme la guerre se prolongeait, le gouvernement allemand se fait plus pressant : face à la résistance unanime du Conseil, il condamne à la prison, pour refus de collaborer, le directeur général de la FN, Alfred Andri, puis, plus tard, renonce à l’idée d’une contribution volontaire à l’effort de guerre, décrète la mise sous séquestre de la société (1917). Les troupes allemandes transforment elles-mêmes la fabrique en un vaste atelier de réparation de véhicules. Le personnel de la FN encore présent est surtout affecté à la construction de machines-outils.
Peu avant la signature de l’Armistice, la Société Générale de Belgique fonda, avec plusieurs banques belges, l’Union Financière et Industrielle Liégeoise. Le but de cette Union était de constituer un capital suffisant pour racheter les titres de la FN détenus, depuis 1896, par les DWM. En mars 1919, ce fut chose  faite.

L’armée française manque de fusils

Mais tout au long de la guerre la direction de la FN a mis un autre fer dans le feu, par le biais d’un certain Alexandre Galopin était devenu directeur du tout nouveau laboratoire central en 1904. En 1914 il s’était exilé en France ou un certain Louis Renault l’accueille à bras ouverts. Les usines de Billancourt de Renault avaient été fermées à la mobilisation et lui-même mobilisé, mais très vite, en août 1914 déjà, il fut convoqué par le ministre Millerand pour résoudre un problème épineux.
https://www.sites.google.com/site/histoiregrouperenault/renault-et-la-guerre-14-18/publications-renault-histoire-periode-14-18/4-renault-entreprise-d-armement-1914-1918
Au début de la guerre, l’armée française disposait de 2,9 millions de fusils Lebel : cinq mois plus tard, il en restait moins de 2,4 millions : pire, les manufactures de l’Etat qui les fabriquaient avaient arrêté la production 10 ans auparavant ! L’armée utilisa alors les carabines des cavaliers, les mousquetons des artilleurs et retrouva 1,2 million de vieux fusils Gras-Chassepot mais de calibre 11 mm. On décida de chercher le concours de l’industrie privée pour relancer les fabrications.
En janvier 1915, le directeur de l’Artillerie réunit les patrons de l’industrie mécanique de la région parisienne sous la présidence de Louis Renault, qui indiqua que l’industrie pouvait produire certaines pièces mais n’était pas équipée pour la fabrication des canons de fusils (forage, rayure, dressage). L. Renault créa le groupement des constructeurs d’armes portatives pour répartir
les fabrications et c’est là qu’il tombe sur l’homme providentiel Galopin. Celui-ci propose d’organiser la fabrication de la manière suivante: chaque entreprise du groupement se voyait confier une ou plusieurs pièces dont elle organisait la production en grande série, "chaque usine n'avait de la sorte à étudier et à établir qu'un minimum d'outillage et n'avait à faire école que sur un nombre de points réduit". En fait, Galopin développe ici un système qui avait fait largement ses preuves à Herstal.
Galopin ne se limite pas à un rôle de conseiller. Le 5 juillet 1915, avec d’autres ‘refugiés’ de la FN, comme Gustave Joassart et Louis Piret, il crée la Manufacture d’Armes de Paris (la MAP), au capital de 1.500.000 francs, avec siège au 271, boulevard Ornano, à Saint-Denis. Je n’ai pas réussi à savoir d’où provenaient ces capitaux. Déjà de la Société Générale ?
Bientôt s’ajoutera la manufacture parisienne d’armes, à Levallois. Le groupe de Galopin, qui dirige la fabrication, opère la révision des pièces, surtout les canons des fusils,  pour lesquelles une précision très élevée est exigée (1/300 mm, précision jamais atteinte jusqu'alors en France, en dehors des ateliers publics) et assure le montage des pièces détachées fabriquées par les différentes usines.
Galopin fabrique surtout des canons et des mitrailleuses mais aussi de nombreuses machines à fraiser à l’usage d’autres constructeurs. En octobre 1918, Galopin avait livré les éléments de plus de 800.000 fusils au Gouvernement français, soit de 27 % de la production totale française pendant la guerre.
Les deux usines seront réunies à la fin de la guerre sous le nom de manufacture d’armes de Paris. En 1921, la FN devient majoritaire dans le capital de la MAP et prend son contrôle

350 belges à la Manufacture d’armes nationale de Saint Etienne

En parallèle, on relance la production du Lebel dans les manufactures d’armes nationale qui manquent aussi  de personnel qualifié suite à la mobilisation. Celle de Saint Etienne par exemple  fait appel à 350 ouvriers belges, originaires pour la plupart de la région de Liège. Je ne sais pas si Galopin est impliqué dans ce recrutement, où si l’on a simplement fait appel aux refugiés belges dans la région. Ce chiffre chute à 115 en octobre 1917 mais la manufacture garde une équipe belge presqu’exclusivement constituée d’anciens ouvriers de la FN.
Au printemps 1917, la MAS a recruté 12.000 salariés. En novembre 1918, le rendement de fabrication des armes d'épaule est quatre fois supérieur à celui d'avant guerre et  Saint-Etienne réalise plus de la moitié de la production nationale.

Les refugiés et des réseaux de passeurs et de trafiquants

Au départ Galopin et Joassart s’efforcent de regrouper leurs ouvriers dispersés par l’exode, y compris au Limbourg hollandais tout proche de Herstal. Galopin a ses agents installés à Maastricht dont la mission est de les aider à gagner la France pour y travailler dans les usines de la banlieue parisienne. Il insiste auprès du consul de Belgique à Maastricht pour qu’il dirige tous les employés, dessinateurs et ouvriers de la FN qui passent la frontière hollandaise vers son bureau d’embauche.
Mais il a de la concurrence : d’autres bureaux de recrutement aussi s’établissent dans la région de Maastricht. Ces firmes privées s’adjoignent les services d’agents recruteurs qui, à leur tour, engagent des ‘racoleurs’ actifs aux Pays Bas et en Belgique occupé. Fin 1916 le producteur d’armes anglais Vickers a consacré 16.000 livres en vue de recruter des ouvriers belges en Hollande et en Belgique occupée. A la fin de 1915 le consul de Belgique à Maastricht n’hésite pas à les assimiler à des négriers. Le socialiste Louis de Brouckère déplore qu’on n’hésite pas à leur faire des promesses totalement inconsidérées.
Mais Galopin passe assez vite le pas de favoriser l’émigration de ses employés restés en Belgique, en territoire occupé. Cette émigration ouvrière clandestine reste un phénomène totalement méconnu. Il reçoit même le soutien  des syndicats qui lancent une vaste campagne de propagande clandestine et invoquent le devoir patriotique pour les inciter à quitter le pays. J. Verlinden et E. Schevenels de la CMB sont déportés pour cette raison  en 1915 selon J. Bondas (Michaël Amara, Des Belges à l’épreuve de l’exil. p.204 -205).
Sur ce terrain aussi il va entrer en concurrence avec le gouvernement belge. Louis de Brouckère par exemple estime, dans une lettre à Lloyd George, entre 5 à 6.000 les ouvriers qualifiés susceptibles de quitter le pays clandestinement. Vandervelde suggère de créer une agence de recrutement clandestine organisée par les syndicats socialistes et de ramener 3.000 mécaniciens, tourneurs et ajusteurs parmi ceux encore en Belgique. Et le gouvernement du Havre essaye aussi de recruter des ouvriers pour ses usines. Il commence par les refugiés célibataires de 18 à 30 ans – à l’exception de ceux employés par les chemins de fer belges ou français – qui sont invités à se présenter dans les bureaux de recrutement où ils doivent choisir entre un engagement volontaire ou un ordre de réquisition. Ceux qui refusent sont dirigés vers Calais sous la conduite de gendarmes pour intégrer une ‘compagnie de travailleurs civils’ (Michaël Amara, Des Belges à l’épreuve de l’exil p.287).
Le gouvernement compte aussi sur les blessés qui gardent un handicap permanent : entre août 1914 et avril 1917 pas un seul soldat belge est réformé, mais ‘proposé à la réforme’. Cela avait l’avantage de maintenir la pression sur ces inaptes qui travaillaient dans les usines d’armement et de munitions : on pouvait à tout moment révoquer la décision et les renvoyer au front (op.cit. p.310).

Le gouvernement belge en exil concurrence Galopin

Les usines de Galopin concurrencent donc le gouvernement belge dans le recrutement des ouvriers spécialisés. Cela ne l’empêchait pas de devenir conseiller du gouvernement belge en matière d’armement portatif. Le gouvernement belge en exil avait racheté en Angleterre la Manufacture d’Armes de Birmingham dont le personnel, belge en majorité, comprenait des armuriers mobilisés. On y utilisait des calibres apportés par des transfuges de la FN (Vivre la guerre à Liège p.127-133). Le 3 août 1915 Albert expose les grandes lignes qu’il souhaite donner à l’industrie de guerre belge. Par un AR du 16 août 1915 le gouvernement créait à Calais et au Havre neuf ACMA : ateliers de construction de Matériel d’Artillerie, ainsi que des AFAP (Ateliers de Fabrication d’Armes Portatives); puis des établissements de taille plus réduites, rassemblés sous le terme Etablissements d’artillerie (EA). Les sommes allouées aux EA passent de 158 millions de Fb en 1916 à 222 millions en 1917. Cela représentait 30% du budget du Ministère de la guerre en 1916, 40% en 1917.
En novembre 1915 l’ensemble des ateliers au Havre et à Calais emploient 3.290 personnes, dont 2960 militaires ; 13.500 ouvriers en octobre 1916 (7582 militaires au Havre, 651 à Calais, 194 à Birmingham 106 à Colbrook et 3.347 à Birtley) et 15.000 en novembre 1917. Les patrons anglais et français qui utilisent des mobilisés belges étaient tenus de démontrer leur utilité. Les autres sont renvoyés au front ou dirigés vers les entreprises d’armement belges. En janvier 1918, les usines d’armement du Royaume-Uni employaient plus de 32.000 Belges, soit près des trois quarts de la main-d’œuvre étrangère employée dans ce secteur à travers tout le pays.

Une main d’œuvre surexploitée

Usine de fabrication des obus à Bertley
Ce régime militaire permettait au gouvernement de placer les détachements d’ouvriers d’Artillerie (DOA) sous la direction d’officiers qui peuvent recourir à des baisses de salaires, des peines de cachot, internement au camp militaire d’Auvours ou à la compagnie disciplinaire de l’île de Cézembre. http://www.lesoir.be/683525/article/14-18/petite-gazette-14-18/2014-10-17/saviez-vous-une-compagnie-disciplinaire-belge-au-large-bretagne
Des centaines de milliers de mobilisés Français par contre qui bénéficiaient de sursis d’appel restent des militaires dans la mesure où ils peuvent être mutés dans d’autres entreprises ou renvoyés au front. En dehors du travail ils relèvent de l’autorité militaire. Mais contrairement aux belges ils sont soumis l’intérieur des ateliers à l’autorité patronale et bénéficient de la loi de 1898 sur les accidents de travail ou de 1910 sur les retraites et, surtout, touchent les mêmes salaires que leurs collègues civils.
Les ouvriers des entreprises d’armement belges par contre devaient se contenter de salaires inférieurs. Fin 1916 Emile Vandervelde compare les salaires payés aux Trefileries et Laminoirs du Havre (5,5 à 7 FF par jour) avec ceux des entreprises militaires belges, 20 à 30% inférieurs. Je n’ai pas retrouvé chez Amara des précisions sur le statut de ses ouvriers ‘refugiés’, mais logiquement ils étaient soumis au même régime.
entrepot d’obus à Graville-Sainte-Honorine (Le Havre)
Au départ, ces ouvriers mobilisés réagissent avec leurs pieds. En 1916 une centaine d’ouvriers quittent clandestinement les ateliers belges pour aller travailler au port du Havre. Mais le 2 février 1918 240 ouvriers des Ateliers de Fabrication de Munitions de Gainneville font grève contre la mauvais qualité des rations alimentaires. Dès le lendemain 136 sont envoyés dans les compagnies de réhabilitation au front dans les troupes du Génie ou à la compagnie disciplinaire d’Auvours. Les autres se tirent avec le retrait de leurs décorations et de fortes réductions de salaires.
A Sainte Adresse Vandervelde prend fait et cause pour les grévistes. Il demande au ministre de la Guerre de faire preuve de clémence et brandit la menace de démission. Le calme revenu Vandervelde retire sa menace.
Le 7 novembre 1918 -  wquatre jours avant l’armistice - les ouvriers des ateliers de Sainte Adresse cessent le travail, rapidement rejoints par Gainneville et Granville. Le Conseil ministériel de Bruges du 9 novembre 1918 sollicite l’autorisation d’envoyer trois compagnies d’infanterie. Vandervelde et Emile Brunet remettent leur démission. Cooreman arrache un compromis. Le 13 novembre les ouvriers reprennent le travail après avoir obtenu l’alignement de leurs salaires sur les salaires français, la limitation de la journée de travail à 10h et le retour des grévistes envoyés dans les camps d’internement (Michaël Amara, Des Belges à l’épreuve de l’exil, p.142-146).
Je n’ai pas retrouvé des précisions sur les conditions de travail et des salaires des travailleurs dans les usines Parisiennes de Galopin. Mais il est fort vraisemblable qu’il ne s’est pas privé d’utiliser les mêmes moyens de pression que le gouvernement belge au Havre. En octobre 1918, le groupement placé sous la direction d'Alexandre Galopin avait livré les éléments de plus de 800.000 fusils au Gouvernement français, soit de 27 % de la production totale française pendant la guerre. Au cours de l'année 1918, ce groupe avait été chargé de la fabrication d'autres armes (fusils semi-automatiques RSC, mitrailleuses Vickers pour l'aviation) et gérait le Consortium des Constructeurs de moteurs d'avions, répartissant la fabrication des pièces de moteurs entre diverses usines, en opérant la réception puis le montage à Levallois.

L’après guerre pour la FN

En 1921, la FN devient majoritaire dans le capital de la MAP et fabrique des outillages pour honorer des commandes militaires ou encore l’assemblage de motocyclettes de la FN à la fin des années 1920. En réponse à un appel d’offre pour la fourniture d’un pistolet automatique (PA) de 7,65 mm, en 1937, la MAP propose le Browning 1936. Mais l’offre n’est pas retenue. Suite à ce revers, la FN vend la MAP à la firme Hotchkiss.
 Entretemps, à Herstal, le 10 novembre 1918 – le jour avant l’armistice – 5700 actions sont mis sous séquestre. Les allemands sont évincés de l’actionnariat à des prix bradés, au profit de Gustave Joassart qui travaille pour  l’UFI, une filiale de la Société Générale. Celle-ci devient l’actionnaire principal. Galopin, devenu directeur général de la FN en 1918 est appelé en 1923 au holding. En plus, des indemnités importantes sont accordées par la cour des dommages de guerre. Les bénéfices sont octuplés de 1919 à 1926.

Biblio

Les données de base de ce blog viennent de Michaël Amara, Des Belges à l’épreuve de l’exil. Les réfugiés de la Première Guerre mondiale en France, en Angleterre et aux Pays-Bas, éd. ULB http://www.editions-universite-bruxelles.be/fiche/view/2427
1914-1918 C. Maréchal et all. Vivre la guerre à Liège et en Wallonie éd. Du Perron
Pascal Deloge, une histoire de la Fabrique Nationale de Herstal, éd. Céfal
A explorer
Pierre Tilly, Milieux économiques belges et occupation allemande de 1914 à 1918 : une stratégie du moindre mal
Fernand Van Langenhove, 1927. L'action du gouvernement belge en matière économique pendant la guerre. Les presses universitaires de France. pp. 269.

http://guerres-et-conflits.over-blog.com/article-territoires-occupes-103916622.html Michaël Amara,  L’exfiltration des ouvriers belges, au confluent de la guerre clandestine et de la mobilisation industrielle alliée
Voir aussi

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